Encore un enfant en échec scolaire. Dans le carnet, au dessous de la moyenne (catastrophique) de ses notes, la maîtresse signale laconiquement qu’il bâille en classe. Ses parents espèrent que je vais améliorer ses difficultés de concentration, guérir son insomnie , le « remotiver » pour l’école. Combien ai-je vu de ces gosses anxieux et bourrés de tics, ces dernières années? Je ne les compte plus. Et d’adolescents déprimés? Et mes collègues psychiatres, pédiatres, psychologues, psychomotriciennes, logopédistes… combien en ont-ils vus? A quand une statistique raisonnée? Et quelle est l’utilité d’une psychothérapie compte tenu des problèmes qui pèsent dans l’autre plateau de la balance (parents stressés et déboussolés, enseignants apathiques ou arrogants, programmes scolaires indigents, manuels ineptes et incompréhensibles, pédagogie désuète, inadaptée aux besoins d’aujourd’hui)?
Et qu’est-ce qu’ils racontent, ces élèves en rade? Beaucoup doutent d’eux-mêmes, de leur valeur (pas seulement scolaire). Ils décrivent l’école comme ennuyeuse, ou comme « paniquante ». Pourquoi? Dame! Effectifs surchargés (même dans les écoles privées). Climat compétitif entretenu par le système des notes. Humiliations que celle-ci réservent aux insouciants, aux distraits, aux moins appliqués. Manque d’attrait de l’enseignement. Profs débordés, à-quoi-bonistes ou franchement hargneux. Prophéties alarmistes et autres « faut pas rêver ». Avenir invariablement dépeint comme difficile, sort lugubre des futurs sans-emploi, société obsédée de rentabilité… Quant aux parents, déroutés, découragés par le manque de repères fiables, par l’absence d’encadrement suffisant à l’école, par le dédain avec lequel les méthodes d’enseignement traitent toute émulation positive, ils sont le plus souvent tourmentés, quand ils n’adoptent pas le fameux profil « démissionnaire ».
Au fil d’une psychothérapie, il m’arrive de prendre rendez-vous avec un enseignant ou un directeur d’école pour tenter de me concerter avec eux. Hélas, je les trouve trop souvent (pas tous, heureusement) plus soucieux de se justifier frileusement vis-à-vis du « programme » que désireux de faire personnellement quoi que ce soit pour encourager un élève. Quant à savoir comment ils pourraient rendre l’étude plus attrayante, beaucoup se drapent dans la légitimation vieillotte opposant le « bon élève » au « cancre ». Enfin, d’aucuns se replient sur le cliché éculé de l’enfant victime d’une « famille à problèmes », sans interroger la contagiosité de leur propre hébétude. Je me rappelle l’expression ahurie d’un prof que j’avais été trouver pour tenter d’obtenir plus de compréhension envers une adolescente en difficulté. « Moi, vous savez, si elle ne veut pas travailler… Et puis, j’ai bien assez à faire avec les autres. » Alléluia. L’école est devenue notre machine à décerveler la plus efficace. Pédagogues suffisants et parents désarçonnés devraient donc éviter soigneusement de relire les propos de Roorda *. Tenez, par exemple, ceci. « On compte les fautes, or, ce qui caractérise un enfant, ce n’est pas le fait qu’il ignore, mais le fait qu’il désire savoir: ce n’est pas un insuffisant, c’est un candidat. » Ils devraient effacer de leur mémoire cette suggestion issue de son projet pour une école meilleure: »Le bon maître ne sera pas pressé. Sachant que l’enfant est obligé d’aller à l’école jusqu’à l’âge de 15 ans, le maître se dira: ce que mes élèves ignorent aujourd’hui, ils l’apprendront l’année prochaine. » Du reste, rassurons-nous, ce genre de débat n’obtiendra finalement que l’adhésion muette et distraite des citoyens qui ont à résoudre des questions plus pressantes que l’enseignement » (encore Roorda!).
* Henri Roorda (1870-1925) Prof de math et humoriste de nos contrées. Éviter de lire en particulier « Le pédagogue n’aime pas les enfants », paru aux Cahiers Vaudois, réédité dans les « oeuvres complètes », à l’Age d’Homme, 1969 (2 tomes).
(26.11.96/LNQ)