Le syndrome karmaniaque

Encore un karmaniaque!

Celui-ci m’a choisi dans la liste des psychiatres de l’annuaire parce qu’il pensait que j’étais bouddhiste. Il a entendu parler de mes accointances avec les cultures asiatiques, et hop, il a conclu que j’étais du club… Est-il déçu de voir ma tignasse grisonnante et ma cravate rayée, au lieu d’une tonsure, d’une tenue orange et brune, et de je ne sais quelles sandales?* Du tout. Il me rassure. Nul besoin aujourd’hui de signes extérieurs pour appartenir au bouddhisme. Il n’espérait pas du folklore, mais une attitude intérieure, une qualité de conscience spiritualiste. Aïe, j’espère que je ne le décevrai pas trop! Il est vrai que de nos jours, la spiritualité du psychiatre, si ce n’est son appartenance religieuse, font partie des exigences de nombre de patients, genre: « Et ta propre vie intérieure, doc? » Tenez, l’un me demande si je suis musulman, l’autre si je suis juif, un troisième si je suis chrétien. Et même, au téléphone déjà, avant de prendre le premier rendez-vous. L’autre jour, sur mon répondeur, ce message insolite: « Si vous êtes croyant, et à cette condition seulement, rappelez-moi pour me proposer une date. » Hum. Entre nous soit dit, moi je trouve tout ça fort de café, en tout cas fort peu catholique**.

Mais revenons à notre adepte de karma. Non, lui dis-je d’entrée, je ne suis pas bouddhiste. Mais en quoi devrais-je vous aider? Il hésite, baisse un instant ses longs cils, comme pour mieux se concentrer, certainement pour puiser dans sa vie intérieure (qu’il doit avoir intense). Peut-être est-il en train de réciter un mantra? Il rouvre les yeux , me confie qu’il a toutes les peines du monde à trouver la paix de l’âme, qu’il subit de brusques accès d’angoisse au point qu’il n’en dort plus depuis quelques semaines. Il n’a jamais connu ça avant. Comble de malchance, la pratique de la méditation (en groupe et individuellement) ne suffit plus à lui procurer le sommeil. Il s’épuise, devient irritable, et l’autre jour, il a frappé sa femme et giflé son enfant, lui qui prêche pourtant la non violence. Insupportable expérience. Il veut se corriger.

Re-hum. Méditation de groupe? Quel groupe? Il me nomme une communauté qui a pignon sur rue dans notre cité. Ah, bah. Et comment s’imaginait-il que moi, j’allais l’aider? Il hausse les épaules. « Je pensais que vous pourriez m’aider à augmenter ma conscience karmique, détecter avec moi les fautes pour lesquelles que je paie aujourd’hui. »

Fichtre! Dois-je lui avouer que je ne suis qu’un banal psychiatre, un thérapeute désespérément classique, un medicus vulgaris ? Que je serais bien incapable de troquer ma cravate contre le collier d’Indra, mes tifs contre une boule? Que pour ouvrir tous mes chakras, je me contente d’une giclée de spray nasal à base de xylométazoline?***Et que le seul mantra dont j’use, à la rigueur, c’est turlututu chapeau pointu? Non. Je ne confesse rien. Je lui demande de me parler encore de lui, de sa femme, de son enfant. Laissons les noumènes, contentons-nous modestement des phénomènes. Il accepte. Il souffre vraiment. Il veut bien se passer un instant de ma spiritualité pour solliciter ma simple écoute. Il renonce momentanément à chercher en moi un gourou de rechange ou au rabais (le sien étant peu disponible et plus cher). Alors, faute d’explorer ses vies antérieures, nous nous bornerons à sa propre histoire d’enfant battu. Autrement dit, aux réalités simples et douloureuses d’une biographie moins diluée dans les siècles des siècles. Ouf, il tolère cette forme d’aide. Il accepte même le léger tranquillisant que je lui prescris à titre provisoire, le temps que les choses décantent un peu entre nous.

Donc, pendant quelques scéances, nous oublierons les éludeurs du présent, les consommateurs de produits bouddhiques, Dalaïlamomanes, les samsarophiles à la mode. Je danse la « karmagnole », y a plus personne sur le pavé. Psychiatre en solde!

* Des sandales! Non, mais.

**Je sais, elle est facile.

**Je sais, ce n’est pas recommandé par les ORL.

(05.11.96/LNQ)