Du bon usage des invectives

Aujourd’hui, il est de bon ton d’être affable, et même familier. Beaucoup ont le tutoiement rapide, s’annoncent volontiers par leur prénom, vous embrassent trois fois pour dire bonjour-au-revoir. La télé conditionne chacun à applaudir, et il est désormais mieux vu de se congratuler que de s’envoyer des vannes. Ce code gentillet des rituels sociaux évacue toute possibilité de désaccord ouvert, comme si nous avions perdu la grammaire des querelles ouvertes. En cas de mésentente, on s’évite, on s’ignore, on « laisse tomber » au lieu de s’énerver. Ou bien on se rabat sur des tiers pour médire ou pour se plaindre. Au pire, on mobilise avocats, juges et autres papas de rechange. La mise en scène d’un affrontement clair et pas forcément sanglant semble bannie, comme si le fait de se fâcher ouvrait la porte aux comportements extrêmes. Du coup, moins de piment et de sel dans les relations humaines. On n’a plus le choix qu’entre la confiture des « pensées positives » ou l’homicide impulsif. L’agressivité s’annule en son contraire. Pour s’épargner un conflit frontal, on louvoie, on applique la stratégie d’évitement que Bowen appelle le « cut-off »* ou que Wynne appelle la « pseudo-mutualité »**.


Pourtant, un brin de hargne ne tue pas forcément. Que faire de ce « petit fonds de méchanceté » que la nature a laissé chez les meilleurs d’entre nous, comme disait Bergson? Et que sont devenues les invectives d’antan? On sait bien que toujours contenir son ressentiment peut donner des boutons, des ulcérations diverses, parfois même des troubles du langage.


Un homme était venu me consulter il y a quelques années pour des troubles élocutoires. Son bégaiement était clairement consécutif à un épisode traumatique de l’enfance, au cours duquel sa famille s’était ingéniée à le museler définitivement. Par la suite, on avait attribué ses troubles du langage à sa timidité. On l’avait envoyé chez plusieurs logopédistes, pendant des années, en vain. Adulte, il avait essayé toutes sortes de thérapies, médicamenteuses, psychologiques, comportementales, ou « parallèles » – sans succès. Il souffrait beaucoup de cet handicap et se montrait résolu à s’en débarrasser. Lorsqu’il avait entendu parler d’hypnose, il s’était mis en tête que c’était le moyen magique de guérir.


Dès la première entrevue, plus que son bégaiement ou sa nervosité, c’est sa gentillesse qui m’a le plus frappé (je pèse mes mots). Intelligent, vif, il était extrêmement prévenant et dévoué avec tout le monde: sa femme, sa famille, ses collègues. Trop prévenant, trop gentil. Il s’oubliait, dans le tas, sauf pour aller en consultation et soigner son mal – avec cette légitimation que confère la maladie et qui finit par dissuader de guérir. Nulle trace d’agressivité en lui, du moins visible. Même avec ceux qui se moquaient de son bégaiement, il se montrait bon enfant. Pourtant, il était malheureux et espérait améliorer ses troubles élocutoires.


Sans faire preuve réellement d’originalité***, je tentai de l’approcher surtout sur ce terrain-là. « Quelles sont les insultes que vous connaissez? » lui demandai-je. Stupéfait, il resta sans voix. Comme j’insistais, il énuméra, en bégayant spectaculairement, quelques petites insultes inoffensives du genre « tadié », « vilain », « malhonnête ». Je lui demandai alors de prendre note de quelques nouvelles injures, oh, juste destinées à « explorer son répertoire ». Il prit un crayon, du papier. Je lui épelai quelques solides grossièretés. Les oreilles rouges, il les nota soigneusement. Puis je lui demandai de me les lire à haute voix, ce qu’il fit, visiblement gêné, avec plus d’accrocs que jamais dans le débit verbal. Mais au cours d’une transe hypnotique, il put répéter ces insultes avec un débit magnifiquement fluide, sans le moindre heurt. Etonné de s’entendre proférer de telles horreurs sans bégayer une seule fois, il rentra chez lui, perplexe mais décidé à revenir.


Par la suite, il se livra un peu plus, me raconta sa vie, peu à peu, me parla beaucoup de ses sentiments. De temps en temps, nous reprenions des « exercices » du même genre que le précédent, de moins en moins conventionnels, qui le déroutaient et l’amusaient. Il sentait bien que nous nous engagions dans un chemin aventureux, mais il s’y sentait prêt, d’autant qu’une réelle amitié commençait à nous lier. Certains jours, nous ressemblions à deux garnements dans l’arrière-cour d’une école. Nous mettions au point d’autres scenarios bizarres. Il devait par exemple me téléphoner tel soir à mon domicile, à telle heure, et me dévider un chapelet d’injures bien senties, sans reprendre son souffle, sans dire bonsoir ni au revoir. Il s’exécutait, au début laborieusement, puis avec une facilité qui l’étonnait. Il allait mieux, s’exprimait avec beaucoup plus d’aisance, découvrait une confiance neuve en lui. Un jour, il osa même engueuler ouvertement son chef (qui ne lui épargnait pas ses quolibets). Cet épisode lui fit beaucoup de bien et modifia durablement l’attitude du chef. Lui-même riait de bon coeur en me racontant ça: « Si vous aviez vu sa tête quand je lui ai lâché ma bordée! »****


Vers la fin, je lui dis: « Pour quelques séances, je vous propose de renoncer à mes honoraires. En revanche, vous m’apprendrez quelques coups bien vicieux au ping pong » (c’était un excellent joueur). Une règle supplémentaire consistait bien entendu à ponctuer chaque coup marqué d’une injure proférée à haute et intelligible voix. Nous fîmes quelques parties, sonores et mémorables.

*Bowen M. : Family therapy in clinical practice, Jason Aronson, New York, 1978.

**Wynne L. & coll. Pseudo-mutuality in the family relations of schizophrenics. Psychiatry, 21,: 205-220, 1958.

***Jeanpace L. & Desmeyeurs, P.: Corrélations entre comportement agressif et revitalisation des noyaux de Pesch & de Poissy. Dijon, méd., 27: 18-36, 1938.

****Pour ceux qui souhaitent élargir leurs connaissances en la matière, je recommande l’excellent « Dictionnaire des injures » de Robert Edouard, Ed. Tchou, Paris, 1979.

(30.03.93/LNQ)