Mi-mars, les mélancoliques dépriment, fin-février, les maniaques s’excitent

L’équinoxe imminent vous chatouille l’hypothalamus et votre glande pinéale s’émeut à l’idée que les jours vont se rallonger: aux saisons extérieures répondent les saisons intérieures. Mais gare!

Ni bête, ni oiseau, ni plante, ni homme, ni femme, ni enfant, ni vieillard. Nul n’échappe à l’exubérance du printemps. L’hiver s’éloigne, les hibernations s’achèvent, la vie sourd de partout, le temps laisse son manteau. Dès potron-minet, les oiseaux s’en donnent à coeur joie, bientôt ils se mettront en ménage (pour préparer les oeufs de Pâques, disent nos paysans sans sourciller). Les bourgeons bourgeonnent sur les branches, les primevères frissonnent dans les prés, vos chats miaulent comme des trépanés et s’offrent quelques crises psychomotrices. Et l’autre matin, ce couple de crocus sous votre peuplier, vous auriez dit qu’ils s’excusaient d’être déjà là…

L’école buissonnière.

Tout comme les oiseaux, vous voilà emporté par ce renouveau, par cette exaltation de vie et de jeunesse. Sans crier gare, vous fredonnez au volant (avec la voix graillonnante de Michel Simon) un rondel de Charles d’Orléans, une villanelle de Rimbaud ou une cavatine oubliée d’avant-guerre: « Le printemps, sans z’amour, c’est pas l’printemps… » Oui, vous voilà amoureux, « loué jusqu’au mois d’août! » Vous voilà tout rempli de désirs, soulevé par une overdose « d’humeur printanière », comme il est dit dans le « Jin Ping Mei »*. Vous voilà immortel (ou quasi). Alors, la mèche batailleuse et le regard clair, vous faites l’école buissonnière, vous sortez de belles fripes de l’armoire, et dans une ambiance brûlante de naphtaline, vous vous dites que c’est l’heure, l’heure de laisser son manteau, de se vêtir de t-shirts, de je ne sais quelles broderies, ou même, tenez, de soleil luisant, clair et beau.

Chahut vernal, le monde est sens dessus dessous, et en même temps que le monde, votre âme, votre corps, vos tissus, vos cellules, vos mitochondries. L’équinoxe imminent vous chatouille l’hypothalamus et votre glande pinéale s’émeut déjà à l’idée que les jours vont se rallonger. C’est ainsi. Aux saisons extérieures répondent les saisons intérieures. Mais gare! Si le printemps stimule, il fatigue, c’est bien connu. Vous vous surprenez parfois à traîner, ou à bayer aux corneilles, aux moineaux et aux hirondelles (qui n’en peuvent mais). Vous vous payez des absences, des oublis. Vos articulations grincent, vos humeurs déroutent l’entourage. On vous dit que vos hormones vous travaillent ou, plus simplement, que « c’est le printemps ».

Et pendant que chacun s’habille de nouveau et quitte sa demeure pour folâtrer un tantinet au bord du lac (en surveillant du coin de l’oeil la danse d’amour des cygnes), pendant que mille essences circulent dans l’air, le téléphone du médecin sonne sans discontinuer. Les allergiques larmoient et se mouchent, les ulcéreux sentent leur épigastre s’alourdir, les insomniaques doublent leur dose de somnifères, et l’hôpital psychiatrique reçoit les patients par escouades. C’est une vieille règle bien connue: dès fin février, les maniaques s’existent et, à la mi-mars, les mélancoliques dépriment.

Aujourd’hui, on appelle ça les rythmes circannuels, sorte d’ajustement entre les intempéries du dehors et du dedans.

La montée du « yang ».

Bref, ni bête ni oiseau, vous dis-je. Ni migraineux, ni maniaco-dépressif, ni schizophrène, ni anorexique, ni phobique, qu’en son jargon, ne chante ou crie, le temps a laissé son manteau, de vent, de froidure et de pluie.

Aucun malade, aigu ou chronique, ne peut esquiver cette montée du Yang, comme l’appellent les chinois (qui fêtent l’événement bien avant nous, lorsque la vie exulte dans ses formes yin, sous la glace des rizières et le vent noir du nord). Et bien des gens ne supportent guère de sentir la vie bouillonner en eux. Cet afflux d’énergie les affole, leur ivresse tourne au vinaigre. Question d’interdit, de surmoi, d’inhibition culturelle ou de bienséance – comme il vous plaira.

C’est pourquoi, s’il y a eu le printemps de Prague et celui de Pékin, il y a aussi celui du simple pékin.

G.Sagie

* »Jin Ping Mei cihua » (Fleur en Fiole d’Or), roman érotique chinois. Trad. et notes d’André Lévy, La Pléiade, Paris, 1985.

(18.03.94/LNQ)