En plein vide

Un homme m’écrit. Je ne connais pas son visage, je ne sais rien de lui, hormis cette lettre adressée ici, au journal. Ecriture nerveuse, aérée. Quelques mot d’une vie, miettes d’une souffrance en quelques lignes. Il cherche dans ma chronique un reflet de ce qu’il vit, une confirmation de sa difficulté d’être. Il évoque aussi son visage, ce masque « peu sympathique », avec « un regard dur, tendu, figé… qui doit souvent être perçu comme agressif, méchant », un faciès de « toujours contrarié, jamais content de lui », qui aggrave ses difficultés de contact avec autrui. Il y voit le symptôme de son angoisse de toujours, celle du « petit enfant face à la vie, l’horreur d’être soi, quelque chose comme ça ». Il a déjà suivi une psychothérapie, il a pris des antidépresseurs, cela n’a rien arrangé. Il se sent toujours aussi perdu, malheureux, sans élan, et ajoute : « c’est ce vide intérieur qui est invivable à la longue ».

Revoilà le vide. On m’en parle souvent. Expérience quotidienne et indicible de bien des gens. Vide et horreur du vide, mépris de soi-même. Ambiance de lande désolée où battent les volets d’une maison désaffectée, comme dit Virginia Woolf (qui en connaissait un bout sur la question). Présence-absence, sentiment d’être sans consistance. Pire, absence de sensation de soi. Epouvante du « trou noir » en plein ciel intérieur. « C’est pour un rien que le coeur m’est parti D’un deuil cruel. » *

Bon. Comment répondre à cet homme? Le plaindre? Le rassurer (« votre cas m’est familier, on s’en sort toujours »)? Lui expliquer cette expérience du vide intérieur comme un symptôme classique du manque, de la perte, du deuil? Pérorer sur le concept de blessure narcissique? Allons, laissons tomber tout ça, mon lecteur n’aime guère les « interminables exposés théoriques et livresques qui foisonnent aujourd’hui ». Je vais parler de toute autre chose. Pourquoi pas de peinture chinoise?

Montagnes et eaux, grottes et brumes, kiosques et pavillons, fleurs et oiseaux, insectes minutieux, sampans en goguette. Thèmes traditionnels, direz-vous, solennellement repris depuis des millénaires. Ne s’en lassent-ils donc jamais? Savent-ils peindre autre chose? Il suffit de contempler ces compositions, de laisser le regard jouer avec elles, pour s’apercevoir que ce qui fait la différence, c’est la griffe du peintre, la singularité de sa manière. Notamment, sa façon de mettre en valeur l’espace non peint, le blanc de la page, le vide (qui occupe parfois jusqu’aux deux tiers de la toile).

Bon, bon. Vais-je maintenant sacrifier à la barbante parenthèse sinologique? Expliquer comment le vide est pour les Chinois un concept pivot en philosophie, en poésie, au théâtre, en médecine, en stratégie militaire, en peinture? Fichtre non. Mais alors? Alors, j’inviterai simplement cet homme qui m’écrit à laisser son esprit flotter – comme une nappe de brume – entre terre et ciel, entre montagnes et rivières, cascades et pins parasols, jonques et filets, palanques et norias. Et ceci sans intention particulière. Il s’agit simplement de s’abandonner au paysage, de s’absorber en lui, de circuler au hasard des formes, de se faufiler dans l’interstice blanc, puis d’explorer peu à peu tout l’espace épargné par le pinceau. Eprouver ce vide-là n’est pas seulement une expérience mentale, c’est une sensation ancrée dans le corps.

Ah ah, vous me voyez venir avec ma comparaison. Je vais vous bassiner maintenant avec des histoires de méditation, de chakras à ouvrir, de souffles vitaux à laisser circuler dans les méridiens. Je vais vous donner du bouddha, du shiva, du soufisme, du père du désert. Je vais vous asticoter avec de l’astrologie et du satori à la sauce soja. Eh bien non. Nenni. Du tout. Je vais en rester à la peinture, au geste de la main, au tracé du pinceau, à la blancheur de la page. Le peintre chinois tente d’inciter le « regard imaginaire du spectateur à se porter vers quelque chose d’informulé et de nostalgique qui, bien qu’apparemment invisible, devient désormais le véritable sujet de l’oeuvre »**. Le vide gagne de la sorte une fonction active, il crée un rapport ouvert de réciprocité, un « espace de discontinuité, de réversibilité », une sorte de sas si l’on veut, entre soi et le monde.

Lorsque cet homme a pris sa plume pour m’écrire, il a accompli un geste semblable, qui inscrivait probablement l’essentiel de lui-même dans la page blanche. Ce simple acte était déjà une façon de composer avec son vide, en le nommant, en tentant de lui donner une forme (peut-être un sens), en prenant le risque de s’exposer, de s’ouvrir à quelqu’un, d’exprimer son désarroi et sa solitude. En plein vide de la toile a jailli l’encre du pinceau, et le ciel n’est déjà plus le même.

Dans le silence de la page, il me rejoint et m’émeut, et voilà que je tente de lui répondre.

* Guillaume d’Aquitaine (1071-1127).

** François Cheng, « Vide et plein, le langage pictural des Chinois », Seuil, 1991.

(02.05.95/LNQ)