Façons duntel, façons dunetelle

Notre homme n’aime pas dormir. Il se couche le plus tard possible, se lève tôt. Il prétend ne pas en souffrir. Il ne comprend pas ceux qui prennent des somnifères. Il a l’insomnie heureuse. Alors que d’autres, longtemps se sont couchés de bonne heure, notre homme veille depuis des années. Quand vient la nuit, il se sent enfin « rentré en soi ». C’est l’instant du « ravitaillement psychique », la « séparation d’avec le bruit de la ville, et d’avec le bruissement de la nature ». Il a, comme Michaux, un « tempérament de nuit » *.


D’autres, alors que la nuit est encore jeune, amorcent déjà leurs rituels du coucher. Untel vérifie pour la sixième fois le verrou de la porte d’entrée et les boutons du micro-ondes, puis se lave les mains pour la seizième fois avant d’enfiler son pyjama. Façons d’obsessionnel. Unetelle enfonce son pouce dans la bouche et applique, aile d’Hypnos, le coin du drap contre sa tempe. Elle est prête à se confronter aux blêmes fantômes de son enfance. A trente-quatre ans, elle est parvenue à cacher cette manie à ses enfants. Son mari a juré de garder le secret. Façons d’ancienne anorexique.


Notre homme marche de long en large, s’assied, écrit, se relève, va fumer sur le balcon. La nuit est son alliée muette, son rendez-vous avec lui-même. Ailleurs, à la même heure, Untel s’abrutit de benzodiazépines ou d’alcool, Unetelle engloutit, debout, devant le frigidaire, une plaque de chocolat, trois yaourts et douze biscottes beurrées. Façons de toxicomane, façons de boulimique. Plus sobre, notre homme se sert une autre tasse de thé oulong, bien noir. Tout est bon pour retarder l’heure exécrée de l’endormissement.


Il marche dans l’appartement, entrouvre une porte, observe sa femme, ses enfants, la jeune fille au pair, l’ami de passage, les chats blottis l’un contre l’autre. Il aime surprendre ces endormis dans leur expression enfantine et désarmée, entendre en passant leurs couinements étouffés, leurs bruxismes, leurs halètements, leurs ronflements majestueux, saisir les tressaillements de leurs doigts et les REM** de leurs rêves. Façons de voyeur? Il y a de ça.


La nuit, quand revient la nuit. Unetelle détaille les motifs de la tapisserie, compte les lézards du plafond, chasse d’une main tremblante les cancrelats qui courent sur sa chemise. Façons de delirium tremens. Untel se pétrifie devant le téléviseur, la télécommande tressautant dans sa dextre – seule partie mobile de son anatomie. Un autre se penche devant l’écran de son pc, lutinant sa souris d’un index impatient. Unetelle encore récite la formule magique qui fera apparaître son fils mort il y a, mon Dieu, neuf ans déjà, pour un dernier tête-à-tête, tout en douceur et en larmes rentrées. Chacun, chacune accomplit le cérémonial qui permettra de tourner la page du jour, de glisser dans la catalepsie foetale du sommeil. Façons d’insomniaques malgré eux.


Notre homme, lui, en insomniaque délibéré, cultive des rituels de vigilance. Il lit des polars express, ouvre des dictionnaires, écoute des rythmes tanzaniens, dresse l’oreille au passage du train, prend des notes qui s’entasseront comme ça, pour rien. Il affirme que le sommeil est une perte de temps, que son utilité n’est toujours pas démontrée par les neurosciences. Il hausse les épaules si quelqu’un prétend que d’obscures toxines chahutent le fonctionnement des neurotransmetteurs dans un cerveau privé de sommeil. C’est un obsédé de l’agrypnie, traitement tombé en désuétude, qui consistait à empêcher les dépressifs de dormir, avec pour effet (hélas, passager) de requinquer leur humeur.


Ah ha, direz-vous, notre homme est donc victime de la dépression « masquée ». Il lutte contre je ne sais quelle tristesse enfouie en ses synapses, en son stade sadique-anal, en son schisme conjugal. Vous aurez peut-être raison. Vous aurez peut-être tort. Façons de névrosé? Noctambulisme pervers? Crainte d’être trahi par une somniloquie indésirable? Résurgence du pavor nocturne de son enfance? Qui dit mieux?


Moi. Car je le connais, notre homme, allez. Il a essentiellement peur de mourir. Peur d’une coronaire qui se boucherait, en tapinois. Ou d’un étouffement. Ou du « syndrome de mort subite » des nourrissons – auxquels il trouverait pourtant indigne d’être comparé. Alors, il veille. Il évite son lit, cette tombe intermittente. Il joue les pierrots lunaires, ne prête pas sa plume, bat son briquet, zipzap. Façon de crâneur, peut-être.

Ce n’est pas le poinçonneur des Lilas, ni le Veilleur du Pont aux Changes, ni le Dormeur du Val – avec ses deux trous rouges, tiens. C’est un insomniaque convaincu. Ça existe.


* Façons d’endormi, façons d’éveillé, Gallimard, 1969.

**REM, ou Rapid Eye Movements : mouvements oculaires rapides survenant pendant les phases de sommeil paradoxal, autrement dit quand on rêve.

(19.11.91/LNQ)