Elle s’est tuée. Autour d’elle, j’entends dire : » La pauvre, si jeune. » Ou pire: « Ça valait mieux ainsi, ça n’était plus une vie, avec sa dépression. » Et j’ai envie d’étrangler ces gens si prompts à faire des commentaires sur la vie de quelqu’un, sur le suicide de quelqu’un. Mes collègues, eux, essaient me rassurer. « Ne te culpabilise pas, tu sais bien que nos moyens de psychiatres sont limités. » Ah non, ils ne vont me resservir ce fameux sens des limites! Je les étranglerais bien, eux aussi, même si ce sont mes amis, même si un jour j’ai dit la même chose à l’un ou l’autre d’entre eux. Aujourd’hui, tout ce que je parviens à dire, c’est : « Elle s’est tuée. Elle m’a fait ça. »
Bon. Et maintenant, qu’est-ce que je vais en faire, de ce suicide? Une note dans mon dossier? A la bonne heure! Aller aux obsèques? Non, pas cette fois. Pas le coeur à ça. Pas envie de voir ces têtes tristes et empruntées. Pas envie d’entendre les : « Au moins maintenant, elle est soulagée ». Quoi d’autre? Ce suicide peut-il au moins m’apprendre quelque chose? M’aider par exemple à être plus vigilant, à mieux prévenir ce risque? M’éveiller à des questions que je n’ai pas fini de comprendre, malgré mon prétendu savoir, ma prétendue expérience? Je me tâte, je me palpe les sentiments. Et je me dis: « Elle s’est tuée, elle m’a fait ça ». C’est un suicide « contre ». Contre sa mère, son père, son frère, ses amies du fitness. Contre moi aussi, même si elle m’aimait bien. Un suicide à bout portant. Onze étages. A bitume que veux-tu.
Quelques semaines avant, on riait encore ensemble. Elle retrouvait je ne sais quel espoir en elle. Elle se prenait moins au sérieux, dramatisait moins ses sentiments d’insuffisance, sa conviction d’être une « ratée », une « mocheté », exclue d’un monde prévu pour les femmes minces et libérées, capables de dire « toutefois » en tirant sur une cigarette anglaise. D’un monde prévu pour les hommes qui astiquent leur carrosserie le samedi et votent automobiliste. D’un monde sur fond de musique gingle-TV. Elle était affamée d’estime et n’y croyait plus. Notre connivence la rassurait au moins sur sa capacité de prendre du recul, de ne pas se laisser ensabler dans les poncifs. Et ça me rassurait, imbécile que j’étais.
Pour m’ébrouer les méninges, pour trouver un peu d’objectivité, j’ouvre le numéro 2 de « Social Psychiatry and Psychiatric Epidemiology », 1990. Je me balade dans les statistiques. Un peu de rationalité, que diable. Le suicide est un comportement socialement, professionnellement, culturellement, familialement déterminé. Tenez, de 1974 à 1985, les « mâles » finlandais ont détenu le record avec une moyenne de 405 suicidés par million, ratrappés au finish par les mâles autrichiens. Pourquoi ces mâles-là? Le chômage serait une corrélation « relevante », comme ils disent. Et pourquoi diantre les « femelles » danoises les serraient-elles de près – en tenant compte de la différence sexuelle – avec leurs 206 suicidées par million? Mystère. Et les Suissesses, juste Ciel? Elles s’alignent avec une augmentation de 125 à 152 par million en dix ans. Alors que nos mâles aux mollets noueux conservent une confortable avance (progression de 291 à 354 suicidés par million).
Je bâille à tout rompre. Je reste furieux contre elle, contre son suicide. Et je me souviens de sa rage, de sa formidable agressivité, indicible, énorme. De sa colère contre nous tous. C’était trop fort. Elle l’a retournée contre elle-même. La politesse du désespoir, comme disait Vian. Mais nous, maintenant, les vivants, de quoi avons-nous l’air? On parle beaucoup des suicidés, on les plaint. On parle peu de ceux qui leur survivent. J’en fais partie. Moi, je ne la plains pas, je lui en veux. A tel point que j’ai presque envie de me tuer à mon tour, pour aller « downtown », dans les bas-quartiers de la mort, lui flanquer une bonne râclée. Mais je ne le ferai pas, non. Même si, en psychiatre bon teint, je fais partie des catégories professionnelles dites à risque, avec les enseignants, les autres médecins, et même les dentistes. Non, je ne me suiciderai pas. Ne serait-ce que pour emmerder l’honorable association « Exit », qui encourage citoyens et citoyennes au suicide, sous d’abjects prétextes philosophiques qui sentent leur suppositoires post-kantiens. Même Koestler (et sa femme) ont suivi ce sentier-là. Beurk.
Pour conclure, dites-moi au moins pourquoi, au lieu de ma patiente, ce n’est pas quelqu’un d’autre qui s’est suicidé? Tenez, par exemple Cioran, lui qui se lamente de la vie, depuis tant d’années que ça en devient indécent.
Oui, le suicide me fâche. Qu’on se le dise.
(05.11.91/LNQ)