Vous et moi, nous le savons: sans émotions, la vie perdrait son sel. Nous avons d’ailleurs une formidable propension à en éprouver, depuis la naissance (si ce n’est un peu avant), jusqu’à notre dernier souffle. Une émotion, c’est un petit séisme, une effervescence de l’instant, un surplus de vie qui fait battre notre coeur. Et celui-ci, comme de bien entendu, continue d’avoir ses raisons, que la raison ne connait point.
Mais les émotions peuvent aussi nous rendre malades. Leurs excès, ou à l’inverse, leurs raréfaction peuvent provoquer d’infinies souffrances. Celles-ci prennent parfois la forme de symptômes francs, qui vont de l’état de panique à l’exaltation maniaque, en passant par la fureur paranoïaque et par d’autres tempêtes intérieures que nul dictionnaire ne saurait définitivement recenser. D’autres fois, les émotions se font plus insidieuses. Elles se lovent dans l’aboulie ou l’asthénie, se déguisent en boulimie ou en anorexie, quand elles ne se cristallisent pas en paralysie, mutisme, eczémas ou alopécies, spasmes bronchiques ou coronariens, avant de perforer en d’inexorables ulcères. Oui, les émotions vous réservent de ces surprises. A force, on devient prudent, on tente de composer avec elles. De nos jours, on invente même des stratégies pour « gérer »les émotions – formule atroce, excrétée par les songe-creux de la psychologie du stress et des aigrefins en tous genres.
En psychiatrie, il est usuel de traquer l’émotion. Pour quoi faire? Ça dépend. Les tendances varient. La plus répandue a pour objectif la bonne vieille catharsis qui s’efforce de faciliter l’expression des affects, de catalyser leur évacuation, un peu comme l’on vide un abcès de son « pus louable ». Une autre tendance consiste, au contraire, à les tempérer ou même les éteindre, comme l’on ferait d’un incendie, à coup de techniques de relaxation ou de médicaments (tranquillisants et autres abrutissants triomphalement brandis par les industries pharmaceutiques). Une autre stratégie, moins affichée, s’ingénie à déjouer une émotion par une autre, en provoquant une sorte de compétition entre elles. Rien de bien nouveau sous le soleil, d’ailleurs, mais ça marche quelquefois.
Tenez, dans la Chine ancienne, le Roi Fan Yang* s’entendait fort bien avec son épouse. Mais comme tant d’autres potentats, il fut assassiné, et sa femme en fut tellement affligée que rien ne pouvait la consoler. Bientôt, elle tomba gravement malade et ne fut plus qu’une pauvre chose mélancolique. Beaucoup de médecins tentèrent de la soigner, en vain. Son frère eut alors la bonne indée de convoquer un peintre de grand talent, pour exécuter un portrait du roi disparu. Une fois achevée, la toile fut envoyée à la veuve. La scène représentait Fan Yang aux côtés de sa concubine préférée, tous deux considérablement nus devant le miroir d’une chambre à coucher. Furieuse, la reine cracha sur la peinture et jura que ce salaud aurait dû trépassser plus tôt. La colère une fois bue, plus trace de mélancolie. Elle était guérie.
Voilà comment « vaincre une émotion par une autre », pour reprendre le mot utilisé par un de mes amis chinois, dans un essai récent.** Cette manoeuvre de diversion , j’avoue y recourir de temps à autre et l’émotion pour laquelle j’ai un faible, et que j’aime volontiers déclencher, allez savoir pourquoi, c’est le courroux, le juste courroux – en une contrée où il se fait rare. Ainsi d’un bègue que j’ai guéri naguère en lui inoculant le goût des insultes*** . Ainsi d’un père de famille, un peu mou, lâche et veule, que j’étais parvenu à extraire – au moins momentanément – de son état dépressif chronique, en le sortant de ses gonds.
De petite taille, voûté par ses rhumatismes et son hernie discale, ils se contentait de larmoyer pendant les séances de thérapie familiale, alors que son fils (un costaud en pleine décompensation psychotique), se moquait niaisement de lui avec la complicité d’une mère un peu Jocaste sur les bords. Agacé par tant de résignation, j’avais entrepris de harceler le père de mes ksss-ksss, jusqu’à le fâcher pour de bon. Quelle scène mémorable ensuite, et quel ravissement de voir ce petit père tout perclus bondir dans la salle à la poursuite de son fils tout en lui en assénant de vigoureuses taloches. Sans mentir, tous deux s’en portèrent mieux ensuite (la mère, je n’en jurerai pas).
Et maintenant, tous ensemble (sur l’air de « Il court, il court le furet »):
L’émoi c’est tout dans la vie
Faut savoir en profiter
L’émoi c’est tout dans la vie
Quand on est mort c’est fini. » ****
* Période des dynasties du Nord et du Sud (479-502 après JC).
** « La pensée psychologique dans la Chine ancienne », Xie Dawei, philosophe et mathématicien de l’Université de Tianjin. Manuscrit non publié disponible à la Fondation Ling, Lausanne.
*** Voir LNQ du 30.3.93: « Du bon usage des invectives ».
**** L.F. Céline: « Voyage au bout de la nuit ».
(28.06.94/LNQ)