Les esprits du miroir

ssise à mes côtés, elle tourne les pages de l’album posé sur ses genoux. Les photographies défilent, et nous les examinons à loisir. Comme à mon habitude, je la laisse choisir celles qu’elle a envie de commenter. Les unes lui paraissent négligeables, et elle passe plus loin. D’autres retiennent son regard, son doigt s’attarde sur elles, hésite, la voilà très concentrée. Elle cherche quelque chose, un indice, une piste. Elle cherche quelqu’un, elle-même. Non, pas vraiment. Elle cherche ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle n’était pas, ce qu’elle n’a jamais été, ce qu’elle a cru être. Voilà comment cette femme se cherche, voilà comment elle réfléchit. Mais est-ce bien elle qui réfléchit de la sorte, ou est-ce cet album-miroir? *

Depuis quelques semaines, elle est la proie d’un trouble peu ordinaire. Elle situe même avec précision le début de ce malaise, de cette impression d’étrangeté. C’était dans les jours qui précédaient son dernier anniversaire. Son humeur était brusquement devenue versatile, son comportement bizarrement fuyant, ses attitudes imprévisibles – elle d’ordinaire si « égale », comme disait son mari. Et puis, elle évitait son image dans le miroir. A cause des petits stigmates de la quarantaine sonnée, direz-vous. Mais c’était plus compliqué que ça. Elle avait subitement la sensation de s’être perdue en chemin, d’avoir laissé une part essentielle d’elle-même loin en arrière, dans l’enfance ou l’adolescence. Et cette impression se renforçait lorsqu’elle observait sa propre fille, qui avait grandi d’un seul coup, devenant une jeune fille.

Un autre incident l’avait tourmentée, une expérience saugrenue, jamais vécue auparavant, celle de « reconnaître » quelqu’un sans raison. Cela était arrivé chez son coiffeur, le jour même de son anniversaire. Dans le miroir, elle avait cru un instant identifier une autre cliente, assise dans le fauteuil placé derrière elle. Elles se tournaient le dos, mais pouvaient se voir grâce aux grands miroirs qui se faisaient face. Et elle s’était dit: « C’est Rebecca! », sans même savoir d’où elle tenait ce prénom ni qui il désignait. Elle lui avait souri, mais l’autre n’avait pas réagi. Sans se laisser décourager, elle s’était levée, lui avait demandé si son nom était bien Rebecca – mais l’autre lui avait dit qu’il s’agissait d’une méprise**.

Elle s’était excusée, était rentrée chez elle, de plus en plus perplexe. Devant son miroir, elle avait cru comprendre sa bévue: l’inconnue lui ressemblait. Ce n’était pas une de ces ressemblances spectaculaires de sosie, mais il y avait entre elles un air de famille, le même port de tête, le même type de haussement des épaules, la même moue, la même lueur inquiète dans le regard sombre. Elle avait passé une mauvaise nuit, hantée de rêves morcelants. Au réveil, elle s’était sentie au plus mal, avec d’étranges, d’affolantes sensations de déformation du visage et des mains. Le médecin de famille lui avait d’abord prescrit un tranquillisant, puis il me l’avait adressée.

Elle me montre une photo de ses quatorze ans. « Un vrai garçon manqué, vous ne trouvez pas! » Son rire est sans joie. « Vous dites que cet album de photos est une sorte de miroir, un livre-miroir. Mais ce n’est pas vraiment moi que nous voyons là, vous savez. A peine si je parviens à me reconnaître. Aucune de ces photos ne me paraît fidèle, et c’est terrible à dire. Comme si je n’avais jamais réellement existé, ou plutôt comme si chaque image de moi avait été falsifiée. Une sorte de piège, un miroir aux alouettes. »

Maintenant, elle ferme les yeux, elle se souvient. Oui, c’est bel et bien à cette époque-là, à l’âge de quatorze ans, que sa mère était devenue folle et qu’il avait fallu l’interner pour plus d’une année. Elle-même avait dû s’occuper de la maison, de ses frères et soeurs, de son père. A présent, elle fait d’elle-même ce rapprochement troublant, elle est consciente qu’elle vient d’avoir le même âge que sa mère. Et voilà que par une sorte de fatalité, la folie la guette à son tour. « Aucune génération n’évite la tragédie des autres », disait Euripide.

Des larmes lui viennent. (Enfin!) « Je ne veux pas devenir folle! »

Moi, vous me connaissez, je la laisse pleurer. D’ailleurs il parait que chez les Bambara, ceux du Mali ou ceux du Sénégal, je ne sais plus, certains rites anciens utilisent des fragments de miroir pour faire venir la pluie. Vienne donc la pluie, viennent les larmes. Et continuons cette recherche, tournons encore les pages de cet album.

* »Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu avant de renvoyer les images » (J. Cocteau).

** Les fausses reconnaissances sont un abus d’identification (misidentification des anglo-saxons): le sujet a l’impression de reconnaître des personnes différentes de celles qui sont réellement dans son champ de perception, ou bien il prend des personnes étrangères pour des personnes familières (trouble caractéristique des syndromes de dépersonnalisation de type psychotique) .

(14.06.94/LNQ)