Portrait robot d’un raciste

Il est chauve, ses masseters sont saillants, et il a un vilain menton de prognathe, qui dénote immédiatement l’abjecte violence mal contenue. Tout en me fixant de ses yeux exorbités, il m’assène d’un ton sans réplique toutes les bonnes raisons de voter prochainement contre la loi anti-raciste. Il lui semble évident qu’il n’y a pas mille façons d’assainir la situation, qu’il faut désinfecter le pays de la veulerie bien-pensante et de la mentalité d’ouverture, qu’il faut ré-éditer « Mein Kampf » et « Bagatelles pour un Massacre », bref, qu’il faut éjecter métèques et parasites de tout poil, défendre le patrimoine et le territoire contre toute infiltration par les « étrangers du dehors ».

Non, ce n’est pas tout à fait ça. Il est chauve, mais pas complètement, et son menton est moins en avant que je ne le pensais. Il est certes un peu exsangue, et ses yeux lancent par instants des éclairs pourpres, mais il n’a pas l’air vraiment méchant. Sa voix douceureuse s’inquiète, comme en passant, du nombre alarmant de chômeurs étrangers. Il s’interroge sur le bien-fondé de l’asile politique (pensez donc, ces dealers libanais au Letten, sans parler des escouades de touristes japonais penchés, la caméra au poing, sur nos scènes de la drogue, de quoi avons-nous l’air). Je l’écoute, crispé, et quand sa voix se fait plaintive pour évoquer le « vacarme » et le « chenit » de la fête anti-raciste, l’autre soir, en face du Palais de Justice et de la statue de Guillaume Tell, je m’irrite franchement, prêt à le jeter hors de mon cabinet.*

Mais non, attendez, ce n’est pas encore ça. Il n’est pas du tout chauve, et ses yeux ne sont pas exorbités. Ils affichent même une pointe d’ennui hautain. Sa voix frémit de colère lorsqu’il me narre comment sa femme l’a trompé avec un sale boche, ou comment sa fille s’est laissé engrosser par un musulman intégriste avant de porter le tchador, ou comment son frère s’est fait vider de la banque par un de ces magutes naturalisés qui plastronnent dans les salons. Tout son discours tient en une idée fixe, un slogan obsédant: il y a des limites, des limites à tout (type de prémisse qui avait permis à Hitler de soulever l’Allemagne nazie).

Non, non, je n’y suis pas. Je le vois mieux maintenant, avec ses jeans râpés, son catogan crasseux, ses épaules rentrées. Carrément hirsute, il est plutôt mal fagoté, et de surcroît, il zézaie. Entre deux bouffées de cigarette, ses yeux fuyants me lancent, du fond de leurs orbites, des regards apeurés. Il rentre d’Afrique et s’aperçoit – non sans effroi – qu’il déteste les « nègres », qu’il les assimile à son tour à des créatures bestiales et bornées. Bref, il se découvre raciste, lui qui se croyait ouvert et humain, et cette découverte le gêne aux entournures, dérange l’image confortable qu’il avait de lui-même (lui, un pur produit de mai 68 et de Woodstock, recyclé New Age).

Allez, j’abandonne. Ce n’est pas facile de faire le portrait-robot d’un raciste, même si j’en vois tous les jours en consultation. Ils ne sont d’ailleurs ni forcément chauves, ni forcément chevelus, ils sont comme vous, comme moi. Du reste, ne suis-je pas un peu raciste envers les racistes? Ne faut-il pas commencer par reconnaître le racisme en soi pour l’empêcher vraiment?

A la fin de la séance, je le regarde partir de mon bureau, ce raciste, et je me dis qu’il y a quelque chose de franchement pathologique dans une telle attitude, qu’il ne s’agit pas seulement d’éthique, de religion, d’idéologie ou de philosophie. Le raciste n’a jamais expérimenté cette réalité que l’on pourrait appeler la « différence conviviale ». Il n’a jamais pu vivre cette simple expérience qui consiste à se sentir à l’aise, en sécurité, pour ne pas dire curieux et désireux de comprendre, lors de toute confrontation à un être appartenant à une ethnie, une culture, des racines différentes des siennes. Pour lui, être différent, c’est être seul et sans défense. Pour lui, différence et intolérance mutuelle sont une seule et même réalité, la difficulté de communiquer signifie forcément le danger et l’hostilité, et la divergence d’opinions entraîne forcément le rejet mutuel. Qu’on le veuille ou non, toute haine anti-raciale est l’expression d’une peur atavique et maladive.**

Et pour clore ma petite méditation, je me dis que voter, c’est une forme de prévention comme une autre, une prophylaxie. Et que tout médecin doit parfois aller voter comme il mettrait en place une barrière contre une épidémie de peste. Je me dis aussi qu’après avoir voté, j’irai harceler un peu le confiseur du coin, pour le sommer de confectionner sans tarder, outre ses giscards et stéphanies de bon aloi, quelques solides étouffe-chrétien en forme d’arafats panachés ou de rabbins sablés. Ça lui fera les pieds, et moi, ça me dégagera les sinus.

*Appeler « vacarme et chenit » cette excellente soirée de l’amitié inter-ethnique, sur l’air de « Sweet Isabella » de Mad Whisper, moi, ça me sort de mes gonds!

**La peur pathologique s’appelle, en jargon psychiatrique, une phobie (la xénophobie n’en est qu’une variante).

(06.09.94/LNQ)