Jeune, grâcile, pâlichon, des yeux cernés à la Giotto, une psychomotricité d’adolescent et déjà directeur de banque. Il venait me consulter d’un pays voisin. Les cardiologues lui avaient intimé de voir un psychiatre, véritable infâmie pour son entourage et son cadre professionnel. D’où ce choix d’un psychiatre éloigné. Il vint en rasant les murs, le visage caché dans une écharpe de soie blanche. « C’est le coeur », me dit-il d’entrée.
Il posa sur mon bureau un imposant dossier, boursouflé d’examens de labo, de scanners, de radiographies, d’électrocardiogrammes, de rapports en plusieurs langues avec les en-têtes de prestigieux hôpitaux suisses, suédois ou américains. Le diagnostic retenu était « éréthisme cardiaque », ou « syndrome de Da Costa » *. Il posa l’index sur sa région précordiale: « C’est là que j’ai mal ». Les douleurs s’accompagnaient d’irradiations dans les bras et la mâchoire, de tachycardies en veux-tu en voilà, d’extrasystoles, de palpitations et, surtout, d’une sensation de mort imminente. Il évoquait ça, les yeux légérement exorbités. Horresco referens!
Persuadé que les cardiologues banalisaient son cas, il attendait le moment ou l’infarctus le terrasserait. Ses nuits étaient hantées de cauchemars, il s’éveillait en nage, étonné de se trouver encore en vie. Pour conjurer la catastrophe, il évitait désormais les efforts physiques, avait renoncé au tennis, remisé sa bicyclette de course en carbone ultra-léger. Il ne conduisait même plus sa chère Lancia Aprilia de collection : un chauffeur en livrée s’en chargeait.
Depuis quand souffrait-il de ces troubles? Deux années environ, soit depuis la grossesse de sa femme. Et ça s’était aggravé à la naissance de l’enfant. Tiens tiens. Etonné que j’établisse un lien entre cet événement et ses douleurs cardiaques, il changea de sujet, revint à l’obsédante description de ses symptômes – comme si j’étais un cardiologue de rechange. Je jouai le jeu, pris son pouls, sa pression artérielle, l’auscultai, lui demandai de respirer comme ci, comme ça, de dire 33, tout en lui posant d’autres questions sur sa vie. Pas vraiment dupe, il me déclara à la fin de la séance qu’il était agréablement surpris qu’un psychiatre puisse toucher ses patients, examiner leur corps. Je ne lui avouai pas que j’y avais pris du plaisir aussi, et que ça m’avait fait quelque chose de ressortir mon vieux sphygmomanomètre à mercure d’un tiroir, comme de décrocher mon stéthoscope des oreilles de mon Hippocrate en plâtre.
Il vint régulièrement, me conta son histoire, accepta d’essayer quelques séances de relaxation hypnotique, toutes précédées et suivies d’auscultation cardiaque, de contrôle de la pression et du pouls. Ces séances l’apaisaient, il en émergait détendu, surpris de vérifier que son coeur battait moins vite, que sa pression artérielle s’abaissait, qu’il respirait plus librement. Lors d’une séance, il vécut une expérience troublante: il entendit son coeur battre dans l’oreille droite. Pour une fois, cette sensation fut douce, agréable même, mais curieusement triste. La voix pleine de larmes, il me dit qu’il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Je lui suggérai de demander à sa mère quelles avaient été les circonstances de sa naissance. Il le fit et me rapporta, très excité, les faits suivants : peu après sa mise au monde, sa mère, qui l’allaitait, avait eu une mastite, et le gynécologue avait ordonné le sevrage immédiat. Confié à des nurses (de luxe, pourtant), il avait eu une épiglottite grave, qui avait failli l’étouffer pour de bon. Retournant dans la transe hypnotique, il ressentit encore plus fort les battements de son coeur dans l’oreille droite. Il pleura encore, répétant: « Maman, maman. »
Passons. Les choses s’éclaircissaient, cet épisode l’avait libéré de quelque chose. Il allait mieux, venait avec plaisir à nos rencontres. Mais les douleurs persistaient, sa crainte de succomber à une crise cardiaque ne s’était pas vraiment dissipée. Une idée saugrenue me vint : connaissait-il la cathédrale de notre ville? Non. Je l’y emmenai sur-le-champ, à bord de sa Lancia Aprilia. Le prenant par la main, je l’entraînai à une cadence frénétique dans l’escalier en colimaçon qui grimpait au sommet de la tour. Des marches de pierre, par centaines. Blême de panique, haletant comme moi, il m’adjurait de cesser cette course cinglée, sentant que son coeur allait exploser. Mais je ne l’écoutais pas, je l’entraînais, essoufflé autant que lui. Arrivés au sommet, le splendide spectacle de la ville et du lac nous sauta au visage, dans le soleil de mai. Nos coeurs cognaient, cognaient. Plus pâle que jamais, il sentait ses jambes se dérober. Mais il resta debout, et réalisa peu à peu qu’il avait survécu à l’épreuve. Il rentra chez lui, pensif.
Deux semaines plus tard, j’étais moi-même hospitalisé pour des troubles coronariens et je dus renvoyer notre rendez-vous. Mais je me remis rapidement: ce n’était qu’un spasme fonctionnel. Lorsque je le revis, il arriva en conduisant lui-même sa chère, sa très chère Lancia Aprilia. Il allait tellement mieux! Les douleurs et l’appréhension de mourir avaient complètement disparu. Il avait repris le tennis, mangeait normalement, avait un peu forci. Il avait appris avec consternation ce qui m’était advenu. Mais baste. Nulle raison d’en faire tout un plat. J’avais en quelque sorte absorbé son mal.
Un coeur tourmenté, c’est contagieux. A la façon des chamans de jadis, un thérapeute doit se résigner parfois à transférer le mal du patient sur lui – même inconsciemment. L’histoire de cette douleur avait commencé dans une poitrine maternelle, s’était poursuivie dans son corps à lui, puis transmise au mien, avant de se dissoudre dans la salle d’examen de mon propre cardiologue.
Drôle de métier, allez.
* éréthisme cardiaque : hypersensibilité, susceptibilité du coeur aux réactions émotionnelles. Da Costa a décrit ce syndrome en 1871 pour le distinguer d’une véritable maladie coronarienne.
(09.06.92/LNQ)