La mauvaise réputation

Les psychiatres ont mauvaise réputation. Qu’ils se démènent ou qu’ils restent cois, ils passent pour des je ne sais quoi. Pour des gens dangereux, suspects, louches et blêmes. Aller voir un psychiatre? Ça va pas la tête? Faut être follo, tapé, zinzin. Ou toillet, dingo, sonné. Eux-mêmes ne sont-ils pas complètement braque, fada, toqués? Je dirais même plus: mabouls, frappés, cinoques, timbrés… La liste est copieuse.

Ils ne font pourtant de tort à personne, ces psychiatres, en suivant leur chemin de petits bonhommes. Au contraire, ils sont sensés faire du bien. Et ils le font parfois, figurez-vous, même si leurs allures et leurs méthodes sont quelque peu troublantes. Même s’ils font figure, corne d’auroch, au gué, au gué, de médecins d’opérette, de charlatans, de sorciers modernes, de marginaux. Mais les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux. Alors, que voulez-vous, tout le monde montre les psychiatres du doigt – sauf les manchots, ça va de soi.


Les psychiatres passent pour des énergumènes. C’est comme ça. On reconnaît parfois qu’ils sont un mal nécessaire, un peu comme les oreillons. Tant pis, tant mieux. Pensez à tous ces « witz » sur eux, et sur leur propre folie. A propos, saviez-vous la différence entre un psychiatre et un train? Un train s’arrête quand il déraille. Première consultation chez un psychiatre chic. Bureau design, moquette fondante, Aloyse et Wölfli aux murs, et l’inévitable autoportrait à la Berggasse, devant la maison de Freud. Le mécréant annonce d’entrée au patient: « Autant vous prévenir tout de suite, à chaque question, c’est cent francs ». L’autre, interloqué: « Cent francs? Vous ne trouvez pas que c’est un peu cher? » « Peut-être, peut-être. Passons à la question suivante ».


Psychiatre. Quel drôle de mot aussi, aux prononciations hasardeuses. Un feu confrère, que j’aimais beaucoup, faisait chuinter le ch, comme dans chier ou chiasse, sauf votre respect. Occasionnellement, ce vocable peut servir d’insulte: quelqu’un me l’a un jour jeté au visage, d’un air franchement écoeuré, en exagérant le a, comme s’il portait un circonflexe. Si les fous portent un entonnoir sur la tête, c’est un circonflexe qui signe l’infamie des psychiatre. Dans les deux cas, il s’agit d’un ignorance franchement pittoresque. Les gens instruits savent bien que les entonnoirs ne se portent pas sur la tête, mais au menton, et qu’il n’y a pas un seul accent circonflexe sur psychiatre, mais trois.


Vraiment, fous et psychiatres partagent la même condition d’exclus, de citoyens marqués – comme le bétail, ou les races honnies, ou les séropositifs.
« Mon mari, venir ici vous voir avec moi? Pas question, il est contre les psy. » Les psychiatres sont mal vus. Ils vous lavent le cerveau, éteignent votre créativité. Nerval a eu son psychiatre, un certain docteur Blanche (judicieusement prénommé Esprit!). Il a fini par se pendre, pourtant. Artaud, soigné par le docteur Ferdière, à Rodez, estimait que les psychiatres sont tous érotomanes, puisque que leur bouche « fait figue ». Quant à Van Gogh, le « suicidé de la société », il était traité par un certain Gachet ( il y a de ces noms, je vous jure).


L’approvisionnement romand en psychiatres reste consistant. La densité des psychanalystes dans la cité de Calvin fait presque peur (imaginez-les débarquant un jour, par wagons, à Lausanne!). Il paraît qu’il y en a d’avantage au kilomètre carré qu’à Manhattan.* Lausanne se défend aussi. Fribourg, Neuchâtel et le Valais suivent, cahin caha. Téléphonez à ces Messieurs-Dames: tous sont fort occupés. Leur répondeur vous apprendra immanquablement qu’il faut appeler tel jour de la semaine, entre 9h43 et 10h07, et bien entendu, attendre des mois – parfois des années – avant d’avoir un rendez-vous. Ça laisse pensif.


Il faut dire que les psychiatres s’affublent de masques tellement changeants que cette diversité déroute les gens. A ma droite, les psychanalystes. La mine contristée, le teint et le gilet un peu gris, ils vous allongent sur le divan, s’installent à la poupe, allument leur pipe et, poufpouf, vous considèrent avec « ce rien de condescendance affectueuse que l’on réserve à un animal familier » – comme dirait Saki**. A ma gauche, les thérapeutes de famille, en tenue kaki et Land-Rover, communicatifs en diable, au bord de l’acting out. Au fond, tout droit, les comportementalistes, au sourire à la fois engageant et inquiétant, devant lesquels vous couinez comme une souris dans son labyrinthe. Enfin, à la proue, très up to date, les adeptes des neurosciences, frileusement enfouis dans leur blouse blanche, soucieux de ressembler au médecin standard, le stéthoscope et le marteau à réflexes dépassant de la poche, sur fond de résonances magnétiques nucléaires (et leur ambiance apocalyptique).


Ce bazar de la psychiatrie laisse les braves gens perplexe et méfiants.La folie fait peur, ceux qui s’y aventurent s’écartent du droit chemi. Et les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux. (Choeur des psychiatres: Nous ne faisons pourtant de tort à personne, en suivant les chemins qui ne mènent pas à Rome). Ils reprochent encore à la psychiatrie d’incarcérer d’innocentes victimes ou, à l’inverse, de laisser en liberté d’odieux criminels. (Choeur des psychiatres: Nous ne faisons pourtant de tort à personne, en laissant courir les voleurs de pommes). C’est vrai, Dieu sait qu’ils n’ont pas le fond méchant. Ils ne souhaitent jamais la mort des gens. Et s’ils ont parfois une figure d’enterrement, c’est que, pauvres fossoyeurs, ils entèrrent les morts qui vous hantent, élaborent vos deuils, achèvent votre « unfinished business ». Bah, c’est leur lot, et ce n’est pas toujours rigolo.

Tant pis, tant mieux. Tout le monde viendra les voir pendus – sauf les aveugles, bien entendu.

*Aaron Brodinski : The dramatic struggle of modern psychiatrists. Ed. Rahper & Wor, New York, 1989.
**Saki : L’insupportable Bassington, Julliard, Paris, 1990.

(10.11.92/LNQ)