On dit d’un médecin qu’il « suit » son patient. L’expression donne à réfléchir. Suivre le patient, jusqu’où? Avec les schizophrènes, cette question se complique. Le noyau autistique du patient, comme le contre-transfert du thérapeute, entravent tout rapprochement affectif dans cette forme de relation. Tous deux semblent se poursuivre et se fuir réciproquement – « comme les parties d’une fugue », dirait Rousseau. Lorsque je reçois un schizophrène en consultation, je me demande parfois lequel de nous deux est en train de pourchasser l’autre. En même temps se réveille dans ma poitrine une douleur ancienne, due à une côte cassée, chargée d’un souvenir précis, comme les blessures de guerre des vieux militaires.
Je dois la mienne à Carlos, jeune homme dont je m’occupais quand j’étais assistant à l’hôpital psychiatrique. Souffrant d’une évolution hébéphrénique*, il était hospitalisé dans notre service depuis deux ans. Avec son faciès poupin et boudeur, il ressemblait à une sorte de bébé grandi à la va-vite. Ses sourires niais contrastaient avec les rides asymétriques de son front, agités par la tourmente des sourcils noirs. Il passait le plus clair de son temps en division fermée. Je le « suivais » depuis peu, succédant en cette tâche à une demi-douzaine de collègues. C’était un cas difficile, affligé d’une grave désorganisation de la pensée, évidente dans ses propos incohérents, ses hallucinations, ses comportements stéréotypés. Son état ne s’améliorait guère, malgré les nombreux médicaments. Plus que tout, son contact « fuyant » le rendait inaccessible à un dialogue normal.
Ce côté un peu sauvage m’impressionnait et me le rendait sympathique. Par défi, j’étais décidé à tenter ma chance là où mes collègues avaient fait chou blanc : créer un lien de confiance avec lui, combler le fossé soi-disant infranchissable de la psychose. Lui me surveillait du coin de l’oeil, tête baissée, mains dans les poches, son corps rondouillard tressautant curieusement du fait de ses tics de balancement et de son « anxietas tibiarum ». Il me tenait à distance, m’interdisant de l’approcher à moins de deux mètres. Nos rencontres se passaient toujours debout, de préférence à l’extérieur, ou bien dans un couloir, un vestibule, n’importe quel lieu de passage peu propice aux confidences.
J’avais potassé son dossier, convoqué et interrogé ses parents, organisé des entretiens familiaux. Je l’avais observé dans ses déplacements, dans les allées du parc, à la cafeteria ou aux ateliers d’occupation. En division, quand il faisait la sieste, je passais parfois pour le regarder dormir, essayant de comprendre quelque chose à ce visage désarmé et fermé à la fois. Comment le « rejoindre » une bonne fois, au lieu de me contenter de le « suivre »? Si je me montrais insistant dans le contact, il accusait de fortes angoisses et éprouvait des sensations de mort imminente. Une approche prudente et mesurée s’imposait. Par ailleurs, je savais qu’il avait réussi quelquefois à fuguer de l’hôpital. Chaque fois, le même scenario pénible se répétait: alerte donnée aux gendarmes, arrestation en ville ou dans les environs de l’hôpital, retour en fourgon, confinement solitaire dans sa chambre.
J’obtins de mes chefs l’autorisation de baisser les doses de neuroleptiques, et de laisser Carlos plus libre. J’espérais beaucoup de nos dialogues thérapeutiques quotidiens**. Mais il demeurait méfiant envers moi, ne tolérant pas d’entrevues prolongées.
Un jour de septembre, les choses se précipitèrent. Le ciel était lourd, gris, chargé d’électricité. Un orage se préparait et des rafales de vent avait déjà secoué les thuyas du parc. Un infirmier m’appela à mon bip et m’avisa que Carlos venait de fuguer. On l’avait vu filer vers la pinède, côté nord-ouest. Fallait-il aviser les gendarmes? « Surtout pas, dis-je. Je me charge de le retrouver ». Et me voilà lancé à sa poursuite, poussé par l’inquiétude, mais aussi par une excitation neuve : l’occasion de changer quelque chose entre lui et moi.
J’étais sûr de le rattrapper. Il ne pouvait être bien loin, ni courir vite, avec son embonpoint et son manque d’exercice. Je gravis la colline au pas de course et parvins à la pinède, où je le repérai rapidement. Je lui criai: « Carlos! C’est moi, revenez! » Naïf, je croyais lui faire moins peur que les gendarmes. Il cavala de plus belle entre les arbres et entra bientôt dans la pépinière voisine. Le vent m’apportait ses petits cris affolés, mêlés aux croassement des corneilles. Essoufflé, le coeur serré mais résolu, j’accélérai l’allure et le rattrappai dans une allée bordée de plants. Quand je saisis son bras, il s’arrêta brusquement, poussa d’autres cris plus aigus. Hors de souffle, nous étions incapables de parler. A force de se débattre, il parvint à se dégager et se remit à courir. Dans une strette furieuse, je le rattrappai encore, le ceinturai fermement, et nous perdîmes l’équilibre.
Je me souviens du choc de mon dos contre le sol, et de ce craquement lugubre dans ma poitrine. Une douleur intense, transfixiante, me clouait à terre. Lui n’avait rien, mon corps ayant amorti sa chute. Paralysé de douleur, j’entendis son pas décroître et sentis brusquement la pluie fouetter mon visage. Je crois être resté ainsi quelques minutes, au bord de l’évanouissement. Puis des pas s’approchèrent. Les infirmiers sûrement. Non, c’était Carlos. Les sourcils furieusement agités, il se penchait sur moi, m’aidait à me relever. Je n’en revenais pas: mon patient fugueur s’occupait de moi. Nous fîmes quelques pas, quelques autres. C’est lui qui nous ramena au bercail. La tête de l’infirmier!
* Hébéphrénie: forme sévère de schizophrénie, débutant dans le jeune âge.
**A l’époque, c’était chose courante dans nos hôpitaux. De nos jours, il semble que les médecins-assistants, noyés dans les tracasseries administratives, se contentent de voir les patients deux fois une demi-heure par semaine.
(01.06.93/LNQ)