Le rieur aux anges

Son rire éclatait au moment où l’on s’y attendait le moins. Ça commençait par des soubresauts discrets. Puis sa fossette gauche s’énervait un peu, ses sourcils se fronçaient, lui donnaient un air exagérément sérieux, comme si, dans un dernier effort, il tentait de contenir l’élan d’hilarité intérieure qui le soulevait, à la façon d’une marée. Puis, comme des cheminées, ses narines faisaient de brusques échappements d’air. Ça chuintait, quelque part en lui, ça sifflait dans les machines, ça craquait sur le pont avant. Son front se plissait, ses cheveux de berger sarde frémissaient. Enfin il explosait. Son visage s’illuminait, ses yeux s’écarquillaient, sa voix éclatait dans un rire convulsif, bizarrement yodelé. Puis il se reprenait, plissant les sourcils, l’air subitement navré, douloureux.

En psychiatrie, on appelle ce genre de rire un « rire immotivé ». Un rire sans objet, comme au hasard, sorte de tir au jugé. Les schizophrènes en sont les dépositaires habituels, si l’on en croit les manuels de psychopathologie. Mais ils ne sont pas les seuls. Les maniaques peuvent aussi accuser ce symptôme. La première fois que j’ai lu cette définition, dans le manuel de référence de l’époque (le Henri Ey, édition noire, celle qui sentait encore son grimoire), la première fois qu’on m’a montré en clinique un patient qui en « souffrait » (!), je me suis dit in petto : Mince, moi ça m’arrive tout le temps! Suis-je donc fou? N’est-il pas sain et normal de rire sans raison, comme ça, juste pour le plaisir, pour évacuer les aigreurs gastriques et respirer un peu, pour aérer nos mélancolies?
Et puis, l’expression elle-même me paraissait des plus hilarantes. Entre nous soit dit, songez-y un instant : le « rire immotivé », est-ce que ces deux mots ne vous démangent pas un peu, à votre tour? Est-ce que vous ne sentez pas un chatouillis incontrôlable dans les zygomatiques et le diaphragme? Non? Tant pis. Vous n’êtes plus des nôtres.
Car moi, je l’avoue, je me suis senti des leurs. Je veux dire, de leur camp, à eux, les fous, le jour-même où j’ai appris que le « rire immotivé » était un symptôme psychiatrique. Un symptôme, c’est-à-dire le signe que ça ne va pas dans notre tête, que la « cafetière fume » (comme disait mon pote Louis, un infirmier en psychiatrie, un vieux de la vieille). Pas besoin de chercher bien loin les raisons d’un tel diagnostic : on les trouvera dans le sous-sol grisâtre de la logique cartésienne. On ne rit pas sans raison, que diable! Un rire doit être forcément déclenché par quelque chose d’extérieurement compréhensible. Il doit avoir un fondement rationnel, psychologiquement explicable *.
Le rire normal, Mesdames, Messieurs, devrait être un rire cohérent, motivé. Peu importe sa forme: qu’il soit paisible, joyeux, tonitruant, argentin, poli, sauvage, nerveux, de circonstance, inextinguible, pourvu qu’il soit motivé, juste Ciel! Mo-ti-vé. Sinon, c’est fou, voilà tout. Un fou rire, passe encore, mais un rire fou, non. Ce dernier est forcément im-mo-ti-vé, vous-dis-je. Bon.
Moi, il me bottait, ce bonhomme. Il s’esclaffait souvent tout seul, comme ça, pour rien, devant le distributeur automatique de café de l’hôpital. Il avait, comment dire, un air de rieur aux anges. On me l’a confié, comme par hasard. Et j’ai commencé à le soigner comme on me l’avait appris. Quand il riait, je m’efforçais de rester grave, je le rappelais, sinon à l’ordre, du moins à la réalité. Alors il se reprenait, s’excusait, s’esclaffait derechef. Peu à peu, au fil de nos rencontres, j’ai senti que je craquais à mon tour, que je me mettais à rire comme lui, en miroir, de façon im-mo-ti-vée. Et il a commencé à aller mieux, à avoir moins besoin de médicaments, moins d’angoisses aussi – car ses rires cachaient aussi des peurs, presque autant « immotivées » que ses rires. Du coup, il a ri moins souvent, et moi aussi, en miroir. Au fil des années, on est devenu de sacrés potes, tiens. Alphonse Allais ne disait-il pas que la différence entre un interne et un interné ne tient qu’à l’épaisseur d’un accent aigu?
Tenez, il nous est même arrivé, récemment, de rire aux anges ensemble, sous d’autres latitudes. Très loin de notre ville grise.
*N.D.M.L.P. (Note De Mes Lutins Personnels) Même par le mécanisme de bi-sociation de Koestler, propice en même temps à la découverte scientifique ou à la création poétique?
22.10.91/LNQ