Watching the world go by

Soirée demi-mondaine. Civilités, babillages creux, affabilités entre la poire et le fromage. Le vin coule et chacun se met bientôt à « tchatcher » à tout va. Pas le coeur à ça, ce soir. Je m’emmerde. Mais comment couper à cette invitation agendée depuis, mon Dieu, six semaines? Oblations frénétiques. « C’est bien notre tour de vous inviter. Avec les Bolomey, que nous tenons absolument à vous présenter, et ces chers Dubuis bien sûr! » Potlach barbant. Je me sentais mieux il y a deux heures, avec mon dernier patient de la journée. Qu’est-ce qu’il disait? Ah oui : « Moi, je ne suis jamais dans le coup, docteur. En société, c’est simple, je ne vois pas passer le puck. D’ailleurs je ne vais presque jamais aux soirées, aux fêtes. Terrible blocage ».

Costume strict, visage étroit, yeux vifs, pli amer des lèvres, mélancolie douce dans les yeux. Quelque chose d’un Lord Jim égaré dans la cité. Très droit dans son fauteuil, il n’y appuie jamais son dos. Fonctionnaire aux CFF, célibataire, il resasse sa déréliction dans un appartement impeccablement tenu – exactement sous celui de sa mère. Avec les hommes, avec les femmes, c’est pareil. Bloqué. Incapable de prendre l’initiative dans la conversation, de se montrer – comme il convient aujourd’hui – détendu, « cool », « easy going ». Incapable de « s’éclater » comme il est de bon ton. Fataliste. « C’est comme ça. On m’a dit que je souffrais d’une phobie sociale. J’ai cherché dans le CIM-10* et j’ai compris, sous F40.1. »

Il m’énumère les symptômes dans lesquels il s’est reconnu. Crainte d’être exposé à l’observation d’autrui, surtout dans les groupes restreints. Evitement des manifestations sociales. Hantise de manger ou de parler en public. Panique du tête-à-tête avec une femme. Crainte de soutenir le regard de quelqu’un. Perte subséquente (« et gravissime, docteur ») de l’estime de soi. Peur d’être moqué, de rougir, de trembler, d’avoir des nausées, d’être la proie, au milieu d’une conversation, du besoin urgent d’uriner. Et cette idée fixe: se ménager toujours une place près de la sortie, où qu’il soit. Bref, « anthropophobie » et isolement. Il ignore tout de la grammaire des civilités « up to date », affiche invariablement la même mine renfrognée, le même contact froid, distant, trop souvent ressenti comme hautain ou dédaigneux. Erreur. Enorme timidité, surtout. Maladresse navrante. Manque de « know how » – comme on dit aujourd’hui.

« Ah, ces formules anglaises! Elles m’horripilent. Et tous ces gens qui parlent si facilement d’eux-mêmes!… Les rares fois où il m’arrive d’essayer de parler de moi, ils me coupent la parole pour déclarer, immanquablement: « C’est comme moi, vous savez », phrase-sésame pour tout discours complaisant sur soi-même, ses goûts, ses dégoûts, ses chiens, son automobile, son coiffeur homosexuel, ses parties de golf… Aujourd’hui, chacun se déboutonne pour un oui pour un non, pour prouver à quel point il est dans le coup, au fait de ce qu’il faut savoir dire, et de comment le dire… Oui, chacun sauf moi. »

Son enfance? Solitaire, bien entendu. Fils unique, père en cavale, mère aimante mais trop déprimée, trop inquiète à son sujet, trop sensible au qu’en dira-t-on, et qui le regardait trop respirer… Mère aigrie et frustrée, qui puisait vitalité et raison de vivre en son fils. Inpensable de la décevoir. A la longue, il est devenu le thérapeute secret de cette femme, son garde-malade favori. Et de son enfance, il conserve une image désolante mais belle: seul à sa fenêtre, il regarde jouer les autres enfants. Avec envie et défiance en même temps. « Tous comptes faits, c’est encore mon problème aujourd’hui, n’est-ce pas? »

Mais ici prend fin ma petite méditation. Madame Pache se tourne vers moi et me demande: « Dites-moi, cher docteur, est-il vrai que vous autres psys ne pouvez vous empêcher d’analyser les gens, même dans les petits raouts? »

* CIM-10: Classification Internationale des Troubles Mentaux selon l’OMS. Ed. Masson, Paris, 1993, page 122.

(22.10.96/LNQ)