C’est un drôle de bonhomme, tout gris, avec des yeux en forme de boutons, qui clignotent parfois. Sa bouche est dotée d’une sorte de zip, son potentiomètre à volume. Tirez-le à gauche, elle se ferme, tirez-le à droite, elle s’ouvre. Ses oreilles, n’en parlons pas. Par intermittence, elles tournent sur elles-mêmes et déroulent, avec force cliquetis, la bande magnétique. Ce bonhomme, c’est mon premier rendez-vous du matin, le premier personnage que j’écoute en arrivant au travail. J’enlève ma veste, je m’assieds, j’appuie sur play, c’est parti.
Je ne dors plus, pourriez-vous avancer mon prochain rendez-vous? Notre enfant se drogue, des amis nous ont donné votre numéro, prière de nous recevoir au plus tôt. Mon mari refuse de venir vous voir avec moi, dois-je venir seule? C’est pour une psychothérapie, on m’a donné votre nom, comment dois-je procéder? Le médecin dit que mes migraines sont d’origine nerveuse et que je dois voir un psychiatre, mettez-moi sur votre liste d’attente. J’ai oublié l’ordonnance sur votre bureau en partant hier, votre secrétaire pourrait-elle me l’envoyer? Et ainsi de suite. Il y a aussi ceux qui ont appelé juste comme ça, pour entendre ma voix sur la bande, pour tailler une bavette in absentia, et autres raisons de bibus.
Moi, j’écoute, je prends note. Du coin de l’oeil, j’observe mon répondeur, tantôt en le maudissant, tantôt en le bénissant. Ça dépend bien sûr de ce qu’il me raconte, ou de mon humeur du jour. Mais lui, mes humeurs, ou le contenu des messages, il s’en soucie comme de colin-tampon. Imperturbable, il remplit son office d’entremetteur, de sentinelle miniature, de majordome automatique. Certes, il me rend de grands services. Il me laisse travailler en paix, me permet de respirer, de créer un écran, d’établir un délai entre ceux qui m’appellent et ma réponse, de surseoir à une décision. Il me permet d’être là sans être là. Sans compter qu’il offre une sorte de rallonge à la pauvre mémoire contenue dans ma boîte crânienne.
Rien que de très banal, direz-vous. Qui n’a pas un répondeur aujourd’hui? Nous vivons à l’heure de la communication différée. Façon comme une autre de gagner du temps, de ne pas se laisser envahir, d’établir des délais, des moratoires. Mais aussi, façon de ne pas perdre l’information, de collecter le maximum de messages, de les conserver en mémoire. C’est devenu une obsession courante, de nos jours, de stocker l’information, de la retenir pour « quand on aura le temps ».
Autre curiosité. Chacun y va de sa petite chansonnette dans la façon de préenregistrer l’annonce invitant l’interlocuteur à déposer son message. Les uns y glissent un morceau de musique (d’un raja de Ravi Shankar au générique de « Mission impossible », en passant par le début de la Symphonie du Nouveau Monde), d’autres ajoutent de subtils effets d’écho, dans le genre Dracula. Quant au ton adopté, il est extrêmement varié. Amical: « Vous êtes bien chez Philippe, Marie, Gladys et Léon, on est allé faire un tour, mais laissez-nous un signe, et on vous rappelle. » Laconique: « J’écoute! » Obséquieux: « Nous sommes hélas indisponibles, ayez l’obligeance de parler après le signal sonore, et nous serons honorés de vous recontacter dans les meilleurs délais. » Prudent: « Vous venez de faire tel numéro. Laissez un message en déclinant votre identité, sans oublier l’heure ni la date de votre appel. Nous vous rappellerons é-ven-tu-elle-ment. » Dans tous les cas, il s’agit d’une sorte de signature: le ton est donné d’emblée quant au style de dialogue qui s’ensuivra « in vivo ». A quand une anthologie raisonnée de ce genre de messages?
Quoi qu’il en soit, le répondeur est l’illustration par excellence de la manière dont notre civilisation de consommateurs frénétiques tient compte des impératifs des relations humaines. La communication différée est commode, mais le prix de cette commodité est le recours au postiche, au « comme si », à l’attention truquée, au dialogue simulé. Il n’est pas rare désormais de communiquer de répondeur à répondeur. « Je te laisse un message sur le tien, laisse-moi ta réponse sur le mien. » Nos sociétés post-modernes mettent en place chaque jour de nouveaux procédés plus ou moins ingénieux, destinés à nous faciliter la vie en favorisant ces simulacres d’écoute.
Certains patients me disent: « Je n’aime pas laisser un message sur votre répondeur. Ça me gêne, ou ça m’est carrément impossible. » Timidité? Phobie? Superstition peut-être, comme si en captant leur voix, la bande magnétique allait capturer leur âme. A d’autres, en revanche, le répondeur semble propice. Par son truchement, ils osent exprimer ce qu’ils ne peuvent formuler dans le face à face. « Je n’ai pas réussi à vous dire ce qui me tenait à coeur à la dernière séance. J’avais trop honte. Écoutez-moi maintenant. » Ou bien: »Je ne me présenterai plus aux séances, annulez mes prochains rendez-vous, et surtout ne me demandez pas de venir vous expliquer mes raisons. » Ou encore : »Ce soir, je pense à vous, et j’ai envie de vous dire que je vous aime bien, même si ce n’est qu’une histoire de transfert ». Et ainsi de suite, sans oublier naturellement les imprécations, insultes ou menaces auxquelles tout psychiatre normalement constitué a droit périodiquement.
Le plus difficile, le plus pathétique reste cette tranche de silence sur la bande, lorsque quelqu’un appelle, reste en ligne et ne parvient même pas à articuler un mot. Silence où l’on devine parfois, à l’arrière-plan, le souffle oppressé, les soupirs, les gémissements, les aveux contenus, les suppliques muettes, les sanglots sans paroles. Ombres de signaux, ombre de quelqu’un. Et moi, à l’autre bout, l’oreille tendue, m’efforçant de deviner de qui il s’agit.
Décidément, je n’aime pas les répondeurs. Le moyen de s’en passer?
(15.03.94/LNQ)