Un ange passe

Elle faisait partie des gens que le silence met mal à l’aise, et qui s’empressent de le combler, usant de tous les lieux communs. Dès notre première rencontre, elle m’avait avoué sa crainte de tomber sur un de ces psychiatres qui se taisent le plus clair du temps. « Vous n’êtes pas de ceux-là, au moins? » Mais non, mais non, mon enfant. Façon de vérifier le terrain, avant de s’aventurer dans une psychothérapie.

L’idée d’un traitement psychiatrique ne venait pas d’elle, d’ailleurs, mais du spécialiste qui traitait son obésité. Le régime ne suffisait pas, il lui recommandait d’élucider les problèmes cachés sous sa graisse. Elle avait de brusques accès de cafard, surtout depuis qu’elle avait mis au monde sa fille. Simple blues de l’accouchée? Dépression du post-partum? Peu probable. Ça durait depuis plus longtemps que ça, et puis elle était heureuse de devenir mère, sans compter que sa fillette était facile, adorable, câline tout plein, ceci cela. Son mari? Le meilleur des hommes, attentionné, gentil, etc. Non, aucune raison objective de déprimer. Ce devait être hormonal, ou quelque chose comme ça. Fallait-il prendre un antidépresseur?

Elle parlait d’un ton aimable et amical, presque enjoué, le ton de quelqu’un qui cherche à se convaincre qu’il n’y a rien de grave. Moi, j’opinais, je disais mais oui, mais oui. Ici et là, je glissais un commentaire rassurant, d’un ton docte et calme, et son visage se détendait, souriait d’aise. Mais je ne prescrivais aucun médicament. Je me contentais de lui donner son rendez-vous pour la semaine d’après et nous nous quittions sur une poignée de main cordiale. Parfois, elle disait: « Alors, cet antidépresseur, docteur? » Je grognais quelques vagues « honhon », et nous en restions là.

Au fil de nos entretiens, elle parlait, de tout, de rien, moi je l’écoutais, je prenais des notes, je hochais la tête, je ponctuais par des « Ah bon? », des « Ça alors! », des « Vous m’en direz tant! » Parfois, je répondais à ses questions, sur le ton qu’elle espérait, celui d’un aimable bavardage, et nul silence désagréable ne venait s’interposer entre nous. Une connivence bon enfant s’installait. En somme, je jouais son jeu, tout en songeant à la stratégie du cheval de Troie, magistralement décrite par Brodynski*.

Un jour, après une longue tirade, elle se tut, au bord de l’essoufflement. Contrairement à mon habitude, je ne pris pas le relais et restai tranquille, tirant sur ma pipe, tout en fixant le mur d’un oeil vague. Le silence tant redouté était là! Elle ouvrit des yeux remplis d’effroi, se tordant les mains, cherchant quelque chose à dire. Mais les mots, pour une fois, ne venaient pas. Avait-elle donc tellement peur d’y tomber, dans ce silence? De s’y perdre? Après deux interminables minutes, elle trouva quelque chose à dire: « Un ange passe! »

Ce cliché me plongea dans une brève méditation sur les anges et sur tout ce qu’en dit le Pseudo-Denys l’Aéropagite, angélologue inspiré du christianisme. Je me tournai brusquement vers elle et lui déclarai tout de go que les anges appartiennent à la cour de Dieu, qu’ils en sont les ministres, et que leur tâche consiste à préparer l’intervention divine. Par conséquent, l’ange qui passe, au creux d’un silence, n’est-il pas nécessairement l’avertisseur d’une révélation? Si oui, laquelle? Et ce petit frou-frou d’ailes, autour de nous, était-ce un archange ou un vulgaire séraphin à six ailes?** Elle m’écouta, bouche bée, sans rien dire. Puis nous changeâmes de sujet.

Par la suite, elle chercha manifestement une autre occasion de provoquer un silence, par curiosité, pour vérifier si j’allais réagir de la même étrange façon. Je l’attendais de pied ferme. Vint le moment où elle se tut. Je laissai s’écouler près d’une minute sans mot dire, puis me mis à débiter je ne sais quoi à propos du bourdonnement de l’ordinateur, de l’imperceptible sifflement de ma lampe halogène, des grincements de tuyauterie, des exercices de mon voisin au saxophone, des portes que l’on claquait dans la maison, des oiseaux du quartier, des cris des enfants, etc. Bref, une sorte de litanie, un inventaire des bruits ambiants, des plus anodins aux plus insolites. Elle se mit à rire et dit: « Vous avez oublié les trains et les klaxons de voitures! »

Dès lors, les silences devinrent plus tolérables. Ils suscitaient même une sorte d’excitation en elle. C’étaient des silences-oasis. Lorsque nous parlions, nos voix dévidaient les mots dans le silence de la pièce. J’avais parfois l’impression de voir ces mots, comme des notes sur une partition de musique. Une phrase s’achevait, restait en suspens sur une inflexion interrogative, puis venait le silence. Elle croisait volontiers ses mains sous les aisselles, la tête penchée sur l’épaule, la chevelure ouverte comme un éventail, le regard immobile, perdu dans une pensée ou une image. Révélation? Petite épiphanie joycienne? Puis elle s’ébrouait, son regard glissait sur les objets de la pièce, s’attardait sur un dessin au mur (« Il est nouveau, ce dessin? »), je faisais non de la tête, elle soupirait quelque chose (« C’est drôle, je ne l’avais pas remarqué jusqu’ici. »), se taisait. Un autre ange passait. Un jour, je lui dis qu’en arabe, l’équivalent de cette expression est: « Une fille est née »*** Bouleversée, la voix pleine de larmes, elle me fit le récit de son enfance, et de son sentiment d’avoir si peu compté pour ses parents. Un autre jour, le vacarme du camion à ordures envahit le silence pendant cinq bonnes minutes. Ça la fit sourire et elle dit: « Qu’est-ce qu’il y a à déblayer! » (D’ailleurs, elle maigrissait).

Un jour encore, elle me dit: « Vous savez, avoir le droit de se taire au lieu de meubler la conversation, c’est confortable! Les anges m’apprennent des tas de choses sur moi. »

* A. Brodynski: Ulysses’ idea. A new paradigm for strategic therapy. Bruzzer & Manel, N.Y., 1991.

** Deux pour se voiler la face (devant Dieu), deux pour cacher le sexe, et deux pour voler.

**Façon d’exprimer la consternation de n’avoir pas eu un fils…

(22.02.94/LNQ)