Trois femmes

Lourde après-midi de septembre, un des mois difficiles de l’année. Consultation comme chargée d’électricité. Les patients sont tendus, angoissés, déprimés, ils exigent des rendez-vous rapprochés. Beaucoup sont exaspérés par la reprise après les vacances. Quelques-uns me font payer le tribut de mon absence: leurs problèmes se sont aggravés pendant que je me prélassais, et leur attitude me laisse entendre que je n’avais qu’à être là quand il le fallait, au lieu de tenter de « réparer la clôture après la fuite du troupeau »*. Tendu comme eux, vaguement culpabilisé, je suis sur les dents. A peine si j’ai le temps, entre deux consultations, d’entrevoir le ciel anthracite. Joyeuse reprise. Et cet orage qui n’en finit plus de se préparer! Voilà qu’une rafale de vent claque ma fenêtre.

Elles sont trois à se succéder en cette fin de journée.

La première va bientôt accoucher. Dans ses yeux, du plaisir, de l’orgueil, une pointe d’anxiété aussi. Elle n’y croyait plus à cette grossesse, après tant de tentatives ratées de fécondation assistée. Maintenant, malgré sa joie, elle ne peut s’empêcher d’être inquiète. Tout se passe pourtant au mieux: le bébé est bien accroché, il bouge tant et plus, elle est même persuadée qu’il répond aux mots tendres qu’elle lui murmure dès qu’elle est seule. A un moment donné, au creux d’un silence, le visage tourné vers la fenêtre, elle laisse son regard s’absorber dans le dandinement de l’arbre d’en face. Les rafales de vent se succèdent, têtues, avec une sorte de violence contenue. Elle tourne son visage vers moi, soupire, me fait un lumineux sourire: « Vous savez, je n’ai jamais été aussi bien. Mes inquiétudes ne sont pas sérieuses, juste une pointe de superstition. » Petite exultation dans sa voix. Quand elle se lève pour partir, la rondeur oblongue de son ventre apparaît mieux et je note avec satisfaction cette nonchalance nouvelle dans ses gestes naguère si contraints.

La deuxième va bientôt mourir. Sombre, taciturne, le corps déjà rongé par le virus qui l’emporte à petit feu, elle finit par me confier qu’elle préférerait en finir au plus vite. Elle prend ma main, me demande de lui rendre un « ultime service » en lui prescrivant « ce qu’il faut, la dose qu’il faut ». Son visage est tout proche, j’ai le coeur serré. Je l’ai connue belle et gaie. Une jolie môme, drôle et vive, qui ne se prenait jamais au sérieux, avec laquelle je riais plus souvent qu’à mon tour. Généreuse, oublieuse d’elle-même, elle se préoccupait toujours des autres. Grâce à un homme qui l’a aimée et qui l’entoure beaucoup maintenant, grâce à sa famille aussi, et par l’amère truchement de la maladie, elle a finit par apprendre à se laisser dorloter (mais sans plus se faire d’illusion, et comme in-extremis). Depuis quelques semaines, elle ne dit plus grand-chose, et je sais, nous savons tous, qu’elle a renoncé. Épuisée, chandelle vacillante dans la pénombre, c’est à peine si elle répond à mes questions. Du reste, elle n’a plus envie de venir, même si elle me témoigne toujours sa confiance et son affection. La moindre conversation la vide de ses forces. Quand elle s’en va, je l’accompagne lentement à la porte.

La troisième s’accroche intensément à la vie. Frappée depuis peu par un cancer, elle va de chimiothérapie en radiothérapie. D’après les oncologues, il est encore trop tôt pour se prononcer sur l’issue du traitement. Elle a autant de chance de s’en sortir que de trépasser. Le fin duvet qui pousse sur son cuir chevelu (timide résistance aux remède anticancéreux) lui donne un air d’adolescente frondeuse et vulnérable. Elle se dit déterminée à lutter, elle veut mettre toutes les chances de son côté. Quelqu’un lui a parlé d’hypnothérapie, elle vient me voir pour ça, pour trouver un moyen de mobiliser ses ressources les plus profondes, les forces psychologiques enfuies dans son inconscient. Parfois elle se détend, oublie un instant le mal contre lequel elle lutte, sourit, cherche à travers la transe hypnotique un chemin vers la petite fontaine de vie qui jaillit là-bas, dans ses moelles.

Toutes les trois sont jeunes, elles ont à peu près le même âge, mais elles sont si différentes! Chacune a son histoire, sa personnalité propre, chacune vit un épisode clef de sa destinée. Et le hasard les a fait se succéder ici, en cette fin d’après-midi, comme s’il fallait me proposer je ne sais quelle énigme. Alors, que voulez-vous, je m’interroge, je cherche à démêler ce rébus, ce lien qui les relie à leur insu, puisqu’elles ne savent rien l’une de l’autre. Et je me dis que c’est un rendez-vous en forme d’apologue, qui pourrait s’intituler « trois femmes et la vie », compte tenu de la façon dont chacune se prépare à la donner, à la quitter, ou à la défendre. Et que c’est l’indice d’une vérité. Laquelle, s’il y en a vraiment une à démêler?

Lourde après-midi de septembre. L’orage enfin éclate. Soulagement. Le cendrier a tremblé sur la table de verre. Je m’ébroue. Assez philosophé.

*Proverbe chinois.

(03.10.95/LNQ)