Un adolescent désenchanté

Non, il n’a plus goût à rien, c’est pour cette raison qu’il voudrait se tuer. L’avenir qu’on lui propose est ennuyeux à souhait. La société des hommes dans laquelle il est censé se « tailler une place » ne l’attire guère. Pire, elle lui fait peur. Les parents, les profs, tous ont cette sacrée formule à la bouche: « se tailler une place ». Le bac ou un CFC, il faut un papier, sinon on est moins que rien. Comme dans les jeux électroniques japonais: tu dois exécuter le parcours comme ci, comme ça, tu dois surmonter l’obstacle numéro 4, ne pas tomber dans le trou numéro 5 et récolter un minimum de 300 points au score affiché en cristaux liquides, sinon tu as perdu, sinon tu es mort. « Alors, vous comprenez, un peu plus tôt, un peu plus tard, autant en finir tout de suite. »

Il s’était d’abord taillaidé les poignets, comme ça, « juste ce qu’il faut », juste après le troisième joint de la soirée et trois heures de house music ingurgitée à la disco. Quelques bières, un peu d’extasy, beaucoup de boumboum. Et comme il n’est jamais dégourdi avec les filles, il s’était retrouvé, une fois de plus, seul. En rentrant chez lui, il avait zappé un moment au salon, puis il avait pris une lame de rasoir dans la réserve de son père – qui ronflait tant et plus, encore plus fort que sa mère (on eût dit une sorte de compétition de Justes, plongés dans le sommeil des Justes). C’est fou comme la peau des poignets est fine, et comme elle saigne vite. La vue de tout ce sang dans le lavabo l’a effrayé et il a avalé la boîte entière de somnifères de sa mère. A l’hôpital, le psychiatre lui a recommandé de faire une psychothérapie, et maintenant il vient me trouver chaque mercredi après-midi, un peu avant « Magnum » à la télé.

Oui, il regarde beaucoup la télé, ça fait passer le temps. Les thrillers, avec de gros flingues et beaucoup de sang l’excitent « juste ce qu’il faut » pour sentir un minimum de tachycardie, et aussi la boxe thaï. Bon, mais c’est toujours le même scenario. Et il y a longtemps que les films d’horreur ou de cul n’éveillent plus la moindre sensation en lui. Un de ses copains, qui a réussi à obtenir le chômage après trois mois d’apprentissage (« rien de plus facile, et ça rapporte dans les 1500 balles par mois »), bat le record du téléshoot: 11 heures et 43 minutes l’autre jour. Il vise même le Guiness Book et jure qu’il fera mieux la prochaine fois.

Il ne lit plus, ou à peine. Il y a une année encore, Baudelaire lui procurait une forme de jubilation sombre, mais ça lui a passé. Il est comme verrouillé dans sa solitude et se sent incapable d’y remédier. Il est convaincu de n’avoir rien de très intéressant à offrir dans une relation d’amitié ou d’amour. Et puis, il ne peut s’empêcher de paraître froid et distant dans le contact avec autrui. Ses copains (enfin, façon de parler) le trouvent hautain.

Certains soirs, ce n’est vraiment, mais vraiment pas la joie. Nulle part il n’est bien dans sa peau. Ni au Bleu Lézard (trop intello), ni au Captain Cook (trop hard), ni à l’Escale (trop friqué). Quant au Mad ou à la Do, il ne parvient à y entrer qu’après un joint, un carton ou un exta. « Je me sens vide et boutonneux, je n’aime rien ni personne, en commençant par moi-même. » Et à part les bistros et les boîtes, où est-il possible de se faire des amis? Nulle part. Il n’y a pas grand chose pour les jeunes dans notre ville. Faire du sport? Trop paresseux. Et puis il se trouve tellement mal foutu à côté des mecs à biceps, que les douches en commun le terrorisent d’avance. Boutonneux, vous-dis-je. Et malingre. Et vide.

Bon, bon. Par où vais-je l’attrapper, celui-là? Faire venir ses parents? Trop tôt. Il faut d’abord créer un lien véritable avec lui, pas une relation en trompe-l’oeil. Les faux-semblants, il ne connait que ça, notre société en est généreuse. Comment le toucher? Je le regarde. Désinvolture étudiée et maladroite, gestes trop calmes, discours plaqué. C’est mou, tout ça. Ça me donne une furieuse envie de le secouer. Tiens, voilà une piste. Je réalise qu’il m’a inoculé, mine de rien, sa formidable agressivité, une agressivité passive, cachée sous une chape d’indolence et de romantisme noir à la Werther, une agressivité qu’il retourne perfidement contre lui-même. Voilà un terrain sur lequel je pourrais le chercher. Un brin de provocation, quelques ksss-ksss bien placés, comme des banderilles, et nous y serons. S’il peut se bagarrer un peu avec moi, peut-être aura-t-il moins peur des autres et de lui-même?

Mais attention, ça doit rester une forme d’entraînement, une lutte noble et amicale. Pas un thriller aux flingues et à la sauce tomate. Mais comment pratique-t-on ce type de combat dans un cabinet de psychiatre, sans tatami, sans nunchakus et sans punching ball? Je ne sais trop. Avec des mots, en tout cas.

- Bon, à mercredi prochain, lui dis-je. Notre score est pour l’instant zéro à zéro.

Il s’en va, interloqué. Oh, « juste ce qu’il faut ».

(20.09.94/LNQ)