Répétitions

Reprenons. Qu’est-ce qu’il dit, chaque fois qu’il vient? Il commence par affirmer que tout va bien, que tout va pour le mieux, mieux que jamais dans sa vie. Sa santé tient le coup, il se sent en forme, en excellente condition, sur le plan physique comme sur le plan mental. Il pratique le taiji tous les jours, depuis des années et des années. Il en mesure à la longue les bénéfices pour son corps, pour sa pensée, pour sa capacité de concentration, pour son détachement vis-à-vis des fausses valeurs et des faux problèmes. La répétition inlassable des mêmes séquences aurait fini par ouvrir en lui ces fameux canaux d’énergie si bénéfiques à son équilibre, si propices à un judicieux ajustement du corps avec l’esprit. Mens sana in corpore sano.

Bon, mais ensuite? Ensuite, il ajoute que certes, le taiji n’a pas suffi. Encore a-t-il fallu “payer la facture”, s’exonérer de cette terrible faute commise dans son enfance, et ceci au prix de longues souffrances. Le fait d’être devenu fou, d’avoir subi des hospitalisations en série en milieu psychiatrique, a été l’équivalent d’un long calvaire, d’un impitoyable purgatoire. “J’ai enduré le pire, j’ai beaucoup souffert, et je crois avoir largement payé ma faute.” Et d’évoquer toutes ces humiliations, ces terreurs, l’angoisse de ne jamais s’en sortir, et ce sentiment de marginalisation douloureuse que connaissent tous les schizophrènes, cette manière de devenir le “fou des autres”, sans parler de cette effroyable culpabilité qui continuait à le harceler, avec ou sans tranquillisants.

Mais ensuite? Ensuite, il revient sur sa faute, sa terrible faute. Il me répète pour la dix millième fois qu’il n’y est pour rien, qu’il n’a pas fait exprès, que la brique s’est détachée d’elle-même sous son poids, et qu’il ne voulait aucun mal à cette copine d’enfance. Les yeux fixes, il me décrit la scène: la brique s’abattant sur la tempe de son amie, la chute de celle-ci, précédée d’un cri affreux, son corps inanimé sur le sol de terre battue, l’angoisse mortelle, le soulagement en constatant qu’elle respirait. Puis l’ambulance, les parents affolés, le silence navré de son père, les caresses apaisantes de sa mère, et ce tourment qui fouillait son coeur comme une lame aiguisée:”Je lui ai cassé la tête, je lui ai cassé la tête!”

D’habitude, parvenu à ce point de son discours, il se tait un instant avant de reprendre la litanie à son début: “Mais aujourd’hui, Dieu merci, je vais bien. De corps et d’esprit, je n’ai jamais été aussi bien. Même si je croise parfois cette fille aujourd’hui, et qu’elle me salue à peine, même si elle est devenue sourde à cause de moi, je ne me sens plus coupable de cette faute ancienne. D’ailleurs était-ce vraiment ma faute? De fait oui, mais d’intention non. Inadvertance malheureuse, et même dramatique, mais inadvertance, maladresse d’enfant ». Du reste, il l’aimait bien, sa copine, il ne lui voulait aucun mal. Et la brique s’était détachée par hasard. Un défaut de maçonnerie. Et toutes ces années d’hôpital psychiatrique, ensuite, ces souffrances subies jour après jour, nuit après nuit. Il a largement payé sa faute. Il en est lavé aujourd’hui. Il y a une fin à tout, non?

Moi, je l’écoute, j’opine de la tête, je fais honhon, je dis mais oui, mais bien sûr, et ça le rassure. Parfois, il m’arrive même de répéter les derniers mots d’une phrase qu’il vient de prononcer, par une sorte de réflexe phatique de la communication, une variante de palillalie* approbative. On dirait un pacte entre nous, un cérémonial convenu tacitement: lui me débite sa ritournelle sisyphienne, moi j’abonde dans son sens, sans jamais le contredire, sans chercher ailleurs. Que voulez-vous, il faut donner du temps au temps. Ce ressassement lui est nécessaire depuis quelques mois, il a un effet quasi orthopédique sur son moi. Cela ressemble à une sorte de prière conjuratoire, qui maintient, par son contenu comme par son rythme prosodique, un axe de signification, un garde-fou au sens propre du terme, qui le préserve d’une nouvelle décompensation schizophrénique, avec son cortège de délire, d’hallucinations, d’angoisse et de dépersonnalisation. C’est à cela que servent parfois les répétitions. Et pas seulement chez les plus fragiles. Comme disait Beckett, nous naissons tous fous, certains le demeurent.

Donc, à chaque consultation, il me répète les mêmes choses, et celà depuis des mois et des mois. Parfois, le découragement m’envahit. Et si cela devait continuer indéfiniment, pendant des années, dans une sorte de symétrie fractale vertigineuse? Non, ce n’est pas possible. Il n’en a pas toujours été ainsi entre nous, cela changera bien, tôt ou tard. C’est une passe étroite, difficile mais nécessaire. Il suffit de m’armer de patience et d’humour. Et de me rappeler que cet étrange boléro a très certainement un sens caché et précieux. Courage, donc. Reprenons.

* Palilalie: terme de psycholinguistique désignant la répétition involontaire d’un ou plusieurs mots énoncés par l’interlocuteur.

(12.09.95/LNQ)