Il était venu me voir parce qu’il avait peur des chiens, du plus gros au plus petit, du danois musclé au yorkshire frisottant. En douze ans, il avait consulté sept médecins, deux psychiatres, une psychologue, un ostéopathe, tous bien intentionnés, tous inefficaces. Puis on lui a dit: essaie l’hypnose. Il a hésité. Ça lui faisait peur, mais moins que les chiens. Alors il est venu, comme ça, « pour voir ». J’ai entendu les questions habituelles : méthode valable? dangereuse? ne risque-t’on pas de devenir fou? de ne plus « se réveiller »? de rester sous l’emprise du médecin? Laissons ça, lui ai-je dit, nous verrons plus tard. Parlez-moi de votre peur.
Au début, sa peur n’était qu’une simple frayeur périodique, survenant à la vue des chiens, augmentant à leur proximité. Il ne savait comment elle s’était muée peu en peu en idée fixe, envahissant insidieusement sa conscience, modifiant ses habitudes. Il prenait toutes les mesures nécessaires pour éviter les chiens, préparait d’avance ses parcours en ville, esquivant certains squares, fuyant les parcs publics et leurs carrés à sable, les boucheries et tout magasin dont l’entrée est garnie d’un anneau pour maintenir les bêtes en laisse à l’extérieur.
Son enfance? Ah oui, un jour, un chien l’avait poursuivi. Epouvante indescriptible. Il avait couru vite et longtemps. Une psychologue avait ensuite insisté sur cet événement traumatique, déclencheur de sa phobie. Mais l’explication ne l’avait ni convaincu, ni guéri. Sa peur des chiens persistait, s’aggravait, lui rendait la vie sociale de plus en plus difficile. On avait essayé de le raisonner, lui-même était conscient de l’absurdité de ses frayeurs et avait tenté d’amadouer sa peur, à l’aide d’encyclopédies illustrées. Mais même en images, les chiens l’effrayaient. La page illustrée de la rubrique « chiens » le terrorisait, avec ses boxers, ses teckels, ses épagneuls, ses sloughis, ses bouviers des Flandres aux gueules béantes. Sans oublier les king-charles, les terre-neuve, et jusqu’aux lévriers russes, avec leur air calviniste.
Le moindre jappement de chiot, au loin, et il se figeait, exsangue. Furieux d’être si timoré, il s’en voulait, finissait par avoir peur de sa peur. Il faut reconnaître que les chiens ne l’aidaient guère : ils le repéraient d’instinct, l’observaient, soudain attentifs, la langue rentrée, l’oreille pointée au zénith, posaient un regard appuyé sur ses mollets, reniflaient sa peur de loin, tiraient sur leur laisse. Une fois, il en avait pissé dans son froc.
Un psychanalyste s’était occupé de lui et l’avait fait parler pendant trois ans de son père et du lit conjugal de ses parents, à raison de quatre fois 180 francs par semaine. Aucune amélioration. Un behavioriste allemand, spécialiste des phobies, avait tenté la méthode de « désensibilsation » progressive. Il lui avait montré des diapositives de toutous un peu flous, dans le lointain, puis de cabots de plus en plus gros, en plans rapprochés. Atroces visions. Mais il ne faisait aucun progrès, et le médecin avait alors parlé de « flooding » *. Il était parti en courant et ne l’avait plus revu.
Quand il m’a raconté tout ça, j’ai ri comme douze bossus. Ça l’a étonné, un peu vexé aussi. J’ai essayé de m’excuser, mais sans conviction. Lui était déconcerté. D’un côté, mon rire l’humiliait, comme si je me moquais de sa faiblesse, d’un autre, ça le rassurait, ça dédramatisait sa phobie en lui conférant une petite saveur anodine. Et l’hypnose? Il voulait savoir comment j’allais l’appliquer. Une fois de plus, j’ai remis ça à plus tard : « Vous verrez, c’est plus simple que vous ne croyez ». Quand il est revenu, j’ai bien vu bien à son regard qu’il me guettait comme quelqu’un qui lui préparait un tour de passe-passe. Mais une sorte de complicité confiante s’installait entre nous. Il cherchait aussi à vérifier si sa peur avait toujours un caractère comique.
« Avant-hier, docteur, un vrai cauchemar. A peine dans l’ascenseur, qu’est-ce que je vois, mais qu’est-ce que je vois? Un de ces chows-chows tout frémissants. Trop tard pour sortir. Douze étages! » Et moi de m’esclaffer. A notre quatrième rencontre, il m’a dit que j’avais l’air peu pressé de l’en sortir, de sa peur. Il avait même l’impression que je cherchais à l’entretenir, comme pour me distraire d’autres horreurs auxquelles mon métier me confrontait. Je ne le détrompais pas vraiment, tout en évitant une réponse trop claire.
- Mais cette hypnose, docteur, on s’y met bientôt?
- Ça viendra, ça viendra, racontez.
Déception dans ses yeux, mais soulagement aussi (il redoutait le coup du « dormez-je-le veux »).
Docile, il me racontait ses derniers déboires. Quand une semaine s’était passée sans panique, je bâillais, déçu, ennuyé. En revanche, dès qu’il avait un épisode particulièrement effrayant à me rapporter, je me réveillais, mes yeux s’allumaient, je l’écoutais avec une sorte de gourmandise. Dérouté, il me traitait parfois de sadique, mais ne manquait aucun rendez-vous. Mine de rien, il se piquait au jeu, s’inquiétait un peu si la semaine s’était passé sans crise de panique. Quand une de ces « rencontres du troisième type » (comme on avait fini par appeler, entre nous, ses avatars avec les chiens), s’était produite, c’était comme une aubaine, et il me la racontait dans le style « vous-ne-savez-pas-la-dernière? ».
L’autre jour, il n’y a pas si longtemps, il m’a dit gravement: « Sérieusement, cette hypnose, on s’y met quand? Il ne faudrait pas trop traîner tout de même. Ma peur faiblit, elle aura bientôt disparu, il n’y aura plus rien à guérir. Ce serait dommage, non? »
* Flooding (ou: »immersion ») technique de thérapie comportementale consistant à exposer brusquement le phobique à la situation phobogène. Ici, par exemple, il s’agirait d’enfermer notre patient dans un chenil plein à craquer, pendant quelques heures (en tout cas jusqu’à ce qu’il ne crie plus).
(17.12.91/LNQ)