Un sein fantôme

C’était une femme « gentille et sans histoires ». Pas encombrante, ni vindicative. Pas de ces femmes qui, à peine entrées, vous envahissent de leur présence, occupent le terrain. Elle, c’est tout juste si elle ne s’excusait pas d’être là. Non seulement elle n’avait pas l’habitude de se « mettre en avant », mais quand on lui demandait son avis sur ceci ou cela, elle disait toujours: « Oh moi, vous savez. » Et vite, elle détournait l’attention sur un autre sujet.

Mariée, deux enfants, vie tranquille. La seule « histoire » qui lui était jamais arrivée, c’était ce cancer du sein. L’opération, la chimiothérapie, la radiothérapie avaient été efficaces. Cela avait été éprouvant, bien sûr, avec la perte momentanée des cheveux. Mais enfin, elle était guérie. Guérie, vraiment? Non. Est-ce qu’un peu de son cancer n’était pas resté caché dans son corps?


En rentrant de l’hôpital, elle avait fait une dépression. Le deuil d’un sein, ça ne va pas tout seul. Elle avait essayé de s’habituer à cette mutilation. Mais – c’était plus fort qu’elle – elle perdait le sommeil, faisait des rêves étranges, devenait apathique, négligeait son ménage, inquiétait son mari et ses deux filles . Son médecin lui avait prescrit des antidépresseurs et des tranquillisants, qui n’avaient fait qu’aggraver son hébétude. Elle se réveillait la nuit, errait dans l’appartement, s’examinait dans le miroir du salon, se demandait si elle devait prendre contact avec l’association de femmes qu’on lui avait indiquée. Elle n’avait pas l’habitude de s’inquiéter d’elle-même, trouvait pénible la perspective de parler à des femmes qui avaient subi le même sort. Finalement, sur l’insistance du médecin, elle était venue me trouver, un peu intimidée, embarrassée d’avoir à parler d’elle. Pince-sans-rire, elle m’avait dit à notre première rencontre : « Il paraît que j’ai besoin d’un soutien… » Un bref sanglot l’avait secouée, vite réprimé et accompagné d’excuses (on lui avait appris que pleurer devant autrui, c’était « se déboutonner » sans la moindre décence).


Il fallait commencer par quelque chose. Je lui demandai de me parler du sein en allé. Au début, je dus la relancer un peu, lui poser des questions, l’aider à trouver les mots, à oser dire ses peurs, ses regrets. Elle accepta de me décrire comment l’ablation du sein avait changé certaines choses dans sa vie – des « détails idiots » comme elle les appelait. Puis, comme si elle s’ébrouait, elle passa à autre chose, s’efforçant visiblement d’ »élever le débat », me posant des questions d’ordre général sur cette maladie, sur les femmes qui en étaient victimes, sur les statistiques, etc. Mais je revins à cette absence curieuse en elle, à cette vacuité bizarre, à cette sensation d’asymétrie dans la poitrine, aux démangeaisons désagréables de sa cicatrice, aux désagréments de son soutien-gorge spécial, etc. Mon insistance la déroutait. Elle reprit ses descriptions, d’une voix gênée, puis lasse, montrant quelques signes d’ennui. Je lui demandai d’exprimer comment que ce sein fantôme la « travaillait », comment tout ça avait modifié son image d’elle-même, et si ça transformait ses relations avec son mari, avec ses filles, avec ses propres souvenirs. Perplexe, elle m’avoua ne savoir que dire pour me « faire plaisir », me décrivit une vie sans histoires, se dépeignit comme une femme « banale ».


Moi, je guettais le moment propice. Je voulais amener « le tigre à quitter la montagne », phrase-clef du quinzième stratagème* : « attaquer les places fortes est la plus mauvaise politique, il faut laisser le partenaire s’épuiser avant de mettre en usage toutes les ressources de l’ingéniosité ».


Peu à peu, elle réalisa que parler de son sein, de son cancer, de son opération, ouvrait une sorte de porte en elle, une brèche mal fermée, à l’image de la cicatrice qui la démangeait. En s’en allant, ce sein avait provoqué comme un appel d’air, la nécessité de faire quelque chose. Elle recommença à pleurer, comparant son adolescence à celle de sa fille aînée. Elle-même avait toujours été si sage! Elle osa s’apitoyer sur son passé, repartit les yeux bouffis, se repoudra le visage avant de me quitter: « J’ai encore pleuré, ça va se voir ».


Mon attitude la désarçonnait. Elle venait pour que je lui remonte le moral, et moi je remuais le couteau dans la plaie. Elle dormait de plus en plus mal, s’étonnait que je l’incite à renoncer aux médicaments, disait que son mari s’alarmait, s’étonnait de ce style de thérapie – sans jamais manquer un seul rendez-vous. Cette forme de relation était si différente de celles qui lui étaient familières! Son entourage l’incitait plutôt à oublier son sein, à « prendre sur elle », à « tourner une page », à « ne pas se laisser aller au chagrin », et moi j’insistais sur ce sein fantôme, je cherchais ses invisibles connections avec son passé ou sa vie de tous les jours.


Derrière le regret, elle mit à jour, par à-coups successifs, d’autres sentiments en elle : notamment la colère. Un jour, elle m’engueula copieusement (bon, je l’avais un peu provoquée). Rouge de colère, elle s’était levée pour partir. Je la retins en disant que sa colère ne me faisait pas peur, qu’elle n’avait pas besoin de m’épargner. Alors, elle continua sur sa lancée, allant jusqu’à me traiter de gros prétentieux, comme son père. Ensuite, elle pleura – de rage cette fois. La dépression guérissait. Le tigre sortait enfin de la montagne, il n’allait bientôt faire qu’une bouchée du sein fantôme.


Trois semaines plus tard, elle me dit, la mine ravie, que son aînée leur en faisait voir de belles, à son mari et à elle.

* Les 36 stratagèmes. Traité secret de stratégie chinoise. Trad. F. Kircher, Lattès, 1991.

(01.12.92/LNQ)