Une cravate si bien nouée

Il me consulte parce qu’il est « en crise ». Depuis quelques mois, il est « fou amoureux » d’une délicieuse femme-enfant, craquante comme tout, aux cheveux incroyablement frisottés, et qui se trouve enceinte de ses oeuvres. Et il ne sait plus que faire, insister pour l’interruption de grossesse, la laisser se débrouiller seule, ou l’épouser – ce qui impliquerait la nécessaire et douloureuse obligation de quitter sa femme légitime et ses trois enfants. Bon, je connais ce genre de chanson. Mais quelle est ma mission? Qu’attend-il de moi?

Il veut que je l’aide à se déterminer. Il est ambivalent. Il tient à son épouse, il l’aime – enfin, d’une certaine manière – et il chérit ses enfants. Mais voilà, cette autre femme lui fait perdre la tête. Jamais il n’a été si amoureux. « Parlez-moi un peu d’elle. » L’oeil soudain allumé, la bouche en coeur, le sourcil frémissant, il me décrit l’extraordinaire beauté de son amante, le parfum grisant de ses cheveux, de son cou, le carmin de ses lèvres, la volupté de ses gestes, la splendeur incandescente de ce corps qui lui fait « tout oublier ».

« Mais il n’y a pas que son corps. Ce n’est pas une simple histoire de fesses, docteur. Nous avons les mêmes goûts en tout. J’apprécie sa sensibilité, ses idées, sa façon de me comprendre et de me refléter. Pour tout vous dire, je ne m’ennuie pas une milli-seconde avec elle. » Ce disant, il porte une main distraite à son noeud de cravate. Et me voilà, moi, son vis-à-vis, brusquement hypnotisé par cette cravate. Somptueuse cravate, griffe italienne, une Ermenegildo Zegna à vue de nez. Noire et sable, ornée de motifs géométriques inversés à la Vasarely.

A chacune de nos rencontres, je reste subjugué par sa cravate, celle-ci et les autres, et par les mille et une façons qu’il a de les nouer. J’écoute son histoire d’enfant gâté, son adolescence à la Radiguet*, son donjuanisme précoce, les jalousies exsangues d’une mère trop possessive, les outrances d’un père trop ambitieux. Puis le désir profond, au terme de ses études, de se « ranger », de fonder un foyer, d’oublier les autres femmes, leurs lèvres où « meurent les cavatines », d’élever ses enfants, d’asseoir sa position dans l’entreprise qui l’emploie. J’écoute tout cela, mais je reste fasciné par ses cravates.

Et je me dis in petto qu’il a une gueule d’amour, mais un peu trop fabriquée, dans le style anguleux, sportif et suave des pubs pour mousse à raser que la télé nous assène chaque jour que Dieu fait. Rien d’un Gérard Philippe en Fabrice del Dongo ou Fanfan la Tulipe. Et s’il est élégant en diable, il y a quelque chose de trop conventionnel dans son élégance. Il incarne, comment dire, une variante insuffisamment marginalisée de dandy, étant manifestement trop attaché à la mode. Bref, quelque chose de plaqué, dans tout cela.

Je me dis aussi que, cahin caha, il s’est fabriqué une identité d’apparat, et qu’il en souffre maintenant, au coeur de cette « midlife crisis », sans même se douter que son mal vient de si loin. Il me fait l’effet d’être en quelque sorte « séparé de lui-même », pour reprendre l’expression d’Alice Miller à propos des patients en proie à une problématique narcissique**. Derrière cette façade avenante se cache un grand chaos, une désorganisation profonde de sa personnalité, qui ne se perçoit pas de prime abord. Il en souffre, met en actes ses dilemmes dans le scénario actuel de sa crise sentimentale et familiale. Son affectivité demeure superficielle et labile. Il est trop animé du désir de se distraire, d’activités dans lesquelles il sera le centre d’intérêt. Trop soucieux de séduire, il le fait presque machinalement, comme par réflexe, et fait preuve invariablement, comme dit si joliment le CIM-10, d’une « indulgence excessive envers lui-même ». ***

Donc, je l’écoute patiemment, en prenant garde à ne pas trop le confronter – du moins au début – à ses mensonges, à cette logique factice de son moi. Je l’écoute, je fais honhon, je dis mais-oui-mais-oui, et je reste obnubilé par sa cravate. Je me dis qu’il a réussi à condenser en cette bande d’étoffe délicieusement superflue l’essentiel de lui-même. Que ce noeud est quasi gordien, et qu’il ne m’appartient pas de le trancher impunément. D’ailleurs, je serais bien en peine de le faire, si je tiens compte de sa façon si subtile de le confectionner, ce noeud, à chaque séance, aujourd’hui en demi-Windsor (très classique), hier en Vismara (plus extravagant), demain en Braun (de plus en plus extravagant).****

Lui et moi, nous conversons, en attendant que quelque chose se passe, qu’une décision s’impose, comme par elle-même. D’un côté, la bouche purpurine et les yeux d’onyx de sa belle, son cou odorant, le Léthé de son sein, le Styx de sa chevelure sombre. De l’autre, les miasmes culpabilisants qui flottent sur les couches de son dernier-né, et les soupirs insomniaques de sa femme.

* « L’amour, c’est l’égoïsme à deux » me confiera-t-il un jour en citant cet auteur.

**Lire entre autres de cette intéressante psychothérapeute suisse allemande: « Le drame de l’enfant doué », Ed. P.U.F., Paris, 1983,

*** Classification Internationale des Troubles Mentaux et des Troubles du comportement, F60.4, « troubles spécifiques de la personnalité », OMS, Genève, Masson, Paris, 1993.

**** Le lecteur curieux peut consulter utilement le remarquable traité intitulé « Les 188 façons de nouer sa cravate », par Davide Mosconi et Ricardo Villarosa, Flammarion, Paris, 1985.

(19.04.94/LNQ)