Une femme m’appelle

Une femme m’appelle de temps en temps, pour me dire qu’elle m’aime. Elle attend un signe de moi, elle veut que je me déclare. Mais je ne lui réponds pas, car je ne l’aime pas. Pour cause: je ne la connais guère. Elle me laisse des messages sur mon répondeur, me tutoie parfois. « Tu viendras me chercher à l’heure convenue? » Elle ne tente jamais de me joindre aux heures où je réponds moi-même au téléphone. Ou presque. Parfois, je soupçonne que c’est elle que j’ai en ligne: silence sans paroles, petit souffle opressé. Certains soirs, elle me laisse des messages tendres: « Bonne nuit, mon amour. »

Au début, je ne prenais pas garde à ces appels – j’ai l’habitude des messages anonymes. Mais ceux-ci persistaient. Bientôt, un prénom vint les signer: elle se décidait à me dévoiler un peu de son identité, mais d’une façon naturelle, sans fracas ni soutien d’orchestre – comme s’il était évident que je l’avais « reconnue ». Troublé, je me mis à chercher dans mes dossiers, puis dans mes souvenirs d’hôpital. Une ancienne patiente? Cela ne me rappelait rien. Une étudiante en médecine? Impossible de vérifier, j’en voyais trop pour retenir leurs noms, encore moins leurs prénoms. Une collègue? Hum. Non. Une aventure de jeunesse? Re-hum. Mais ce prénom, ce grain de voix, ces inflexions un peu traînantes éveillaient-ils quelque fibre secrète dans mes moelles? Non, vraiment.

Je fus bientôt édifié : un confrère me demanda si j’avais reçu les appels d’une femme. Une de ses patientes, souffrant d’érotomanie, lui avait avoué ses sentiments pour moi. Fichtre, une érotomane! Comment réagir? L’ignorer? La dissuader gentiment mais fermement de me poursuivre de ses assiduités? Nous convînmes de cette dernière solution, et je me mis à guetter son prochain appel sur mon répondeur. Je l’attrappai au moment où elle commençait à débiter ses roucoulades: « Allo, c’est moi, vous m’avez en ligne. » Silence surpris (l’heure était tardive, elle ne s’attendait à me trouver au cabinet). « Que puis-je pour vous? » Au bout d’une longue minute, cette phrase prudente: « J’attends simplement un signe. » Je me contentai de l’exhorter à régler ce problème avec son thérapeute, en la priant de ne plus m’appeler. Elle acquiesca. Mais deux semaines plus tard, crac, elle remettait ça. « Chéri, tu me manques. Pourquoi ce lapin hier soir? »

J’ouvris mes livres. L’érotomanie est fondée sur l’illusion déréelle d’être aimé par une personne inaccessible. Gaëtan Gatian de Clérambault* en faisait une psychose délirante passionnelle, caractérisée par une évolution en trois étapes: phase d’espoir, où la patiente** espère que l’objet de son amour se déclare à son tour; phase de dépit, avec dépression et risques de suicide; phase de rancune agressive, sans exclure les passages à l’acte violents (enlèvement, meurtre, etc.). Diable! Parmi les victimes « papables », on compte vedettes de cinéma, du petit écran ou du music-hall, auteurs célèbres, avocats, ecclésiastiques, et médecins surtout.

Bon. Je décidai de tenter la manière forte. Il fallait la dissuader clairement, l’aider à « faire son deuil » (voilà bien un raisonnement autocentré de psychiatre). Guettant son appel, je décrochai le combiné au moment-clef, et lui dis d’une voix admirablement courroucée qu’elle n’était pas la Belle au Bois Dormant et que je n’étais pas son Prince. Puis je la menaçai de porter plainte, et même de lui adresser une note d’honoraires si elle ne mettait pas un terme à ses harcèlements. Sa petite voix effrayée me promit de ne plus recommencer. J’étais content de moi.

Les semaines passèrent, elle ne m’appela plus, et je me disais que l’affaire était réglée. J’aurai dû normalement rester satisfait de l’efficacité de mon intervention. Mais croyez-le ou non, je me pris soudain à m’inquièter de ce silence. Que devenait-elle? Avais-je été trop catégorique? Aurai-je dû me montrer patient et tolérant avec cette pauvre nympe Echo, qui ne m’importunait que par sa voix? Aurai-je dû tenter de comprendre l’histoire d’un amour aussi singulier et lointain, sa part de rêve et de blanche désolation, son côté « bouteille à la mer »?

Vaguement coupable, songeant aux risques de la « deuxème phase » de Clérambault, je pris de ses nouvelles auprès de mon confrère. Elle n’allait pas bien, et il restait très soucieux de son évolution, ce qui accrut mes scrupules. Et un beau jour, il n’y a pas longtemps, crac, voilà qu’elle remet ça. « Mon amour, tu n’es plus fâché? Quand viendras-tu me voir? » Soulagé, je me rappelai la devise essentielle de tout médecin: primum non nocere.

Désormais, je la laisserai faire. Qu’elle garde ses songes, « les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous ».***

*Psychiatre et médecin légiste français (1872-1934), plus connu pour son étude de l’automatisme mental et … pour sa propre passion des étoffes et de leurs drapés.

**Ce délire touche quatre à cinq fois plus de femmes que d’hommes.

***Baudelaire, « La Voix ».

(13.11.94/LNQ)